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La Belgique à l’heure de la fiscalité internationale

27/08/2013

Étroitesse du pays oblige, les Belges se retrouvent vite au-delà des frontières. Bruxelles – capitale de l’Europe – oblige, la Belgique attire nombre de sociétés et de résidents étrangers. Deux paramètres qui rendent la fiscalité internationale incontournable sur notre territoire. Pourtant, jusqu’à présent, aucun ouvrage dédié au sujet n’existait en librairie. Isabelle Richelle, professeur de droit fiscal à HEC-Ecole de gestion de l’Université de Liège, vient combler ce manque en codirigeant un livre qui analyse différentes facettes de cette fiscalité particulière. 

Néchin. Extrême ouest de la Belgique. Un petit village d’à peine sept kilomètres carrés, rattaché à la commune d’Estaimpuis. Un patelin sans histoire de 2.000 âmes, qui perdit sa quiétude lorsqu’un nouvel habitant débarqua, début 2013. Un certain Gérard Depardieu. Acteur franco-russe en quête d’exil (fiscal ?). Il est loin d’être le seul à avoir posé ses valises dans notre contrée. Selon le Consulat général de France à Bruxelles, plus de 200.000 Français auraient franchi la frontière. Parmi lesquels quelques illustres noms : la famille Mulliez (propriétaire du groupe de distribution Auchan, installée à Néchin, elle aussi), certains membres de la famille Meunier (Carrefour), Hugues Taittinger (des champagnes du même nom), Bernard Darty (magasins d’électroménagers)…

COVER Fisc intern BelgiqueAu-delà de l’aspect « people », les épisodes Depardieu et compagnie ont indirectement mis la fiscalité internationale sur le devant de la scène. « On en a effectivement beaucoup parlé ces derniers temps », sourit Isabelle Richelle, avocat et professeur de droit fiscal à HEC-ULg.  La publication de ce nouvel ouvrage, codirigé avec Edoardo Traversa (UCL), Fiscalité internationale en Belgique (1), ne fut pourtant en rien alimentée par la polémique. « Il s’agit des actes d’un colloque organisé en mai 2010, décrit-elle. Nos champs de recherche à Edoardo Traversa et moi-même,englobent la fiscalité internationale et européenne, et nous avions le souhait d’encourager la diffusion des connaissances dans ces domaines moins connus. »

Ce livre, publié début 2013, est donc la synthèse couchée sur papier de cette initiative. Il aborde tour à tour les questions liées à la fiscalité internationale en Belgique : notion de résidence, taxation des revenus mobiliers, déplacements internationaux des travailleurs, prévention de la double imposition, …  « Il n’existait pas d’ouvrage récent sur le sujet. Ce qui est finalement assez paradoxal : le pays étant très petit, on se retrouve vite au-delà des frontières ! » Ce recueil rassemble les contributions de treize spécialistes, issus tantôt du monde académique, tantôt du secteur privé, voire des deux. « C’est une particularité des fiscalistes, glisse-t-elle. Beaucoup portent ces deux casquettes, car on ne peut pas ignorer ce qui se passe sur le terrain. Les deux sont complémentaires. » Des contributions scientifiques poussées, combinant à la fois analyse de principe et pratique, qui s’adressent  moins au grand public qu’aux professionnels du secteur.

Une question de fait

Autant dire qu’aucun des auteurs ne mentionne le « cas » Depardieu ! Même si celui-ci pourrait finalement parfaitement illustrer le premier chapitre de l’ouvrage, dédié à une notion de base en matière de fiscalité internationale : la résidence. « Ce critère est le facteur de rattachement que l’on retient habituellement, détaille le professeur. On associe les gens à un territoire et donc à un système fiscal en fonction de la résidence fiscale, qui est une résidence de fait, distincte de la résidence civile concrétisée par l’inscription au registre de la population ». Il faut donc pouvoir prouver, en fait, aux autorités fiscales, la réalité de la résidence en un endroit donné ; cela pourra se faire notamment grâce à des factures d’eau, d’électricité, des souches de restaurants, des tickets de caisse… « Tout est une question de fait, résume-t-elle. Si l’on reprend l’exemple de certains acteurs ou hommes d’affaires, la question est de savoir si la France va accepter qu’ils ne soient plus résidents français. Pour cela, ils vont devoir prouver la réalité d’une résidence fiscale dans un autre pays, et l’absence de facteurs de rattachement subsistant en France. Cela ne veut pas dire qu’ils ne pourront plus se rendre en France, mais ils ne pourront plus y avoir leur domicile habituel. Quant à les considérer comme résidents belges, il leur faudra démontrer une certaine présence (2). Pour des personnes qui voyagent beaucoup, la détermination du lieu de la résidence fiscale peut se révéler délicate »

Les mouvements transfrontaliers donnent inévitablement lieu à des situations de double imposition. Celle-ci survient lorsque deux pouvoirs fiscaux veulent taxer la même personne ou le même objet. Elle peut être d’ordre économique ou juridique. Et Isabelle Richelle de citer deux exemples concrets. « Imaginons le cas d’un commerçant ayant un point de vente à Liège. Ses affaires fonctionnent bien, il souhaite ouvrir un second point de vente à Maastricht. Puisqu’il est résident belge, la Belgique peut taxer son revenu mondial, comprenant le revenu réalisé aux Pays-Bas. Mais les Pays-Bas vont aussi vouloir taxer ce revenu généré sur leur territoire. Il s’agit dès lors d’une double imposition internationale  juridique, puisque le même contribuable sera soumis deux fois à l’impôt. »

En ce qui concerne la double imposition économique, on pense naturellement à la société qui distribue un dividende à un actionnaire. « Ce dividende fait partie du bénéfice réalisé par l’entreprise, il est donc soumis à l’impôt des sociétés. Pour l’actionnaire, il s’agit d’un revenu, qui est en principe taxable. » D’où la double imposition. Dans ce cas-ci économique, puisqu’elle concerne deux contribuables distincts. On imagine aisément ce qu’il resterait du dividende en question si celui-ci devait être distribué d’actionnaires en actionnaires sans mécanisme correcteur de la double imposition…

« Pas mal, pour un petit pays »

Ce type de situation peut se présenter tant dans un contexte national qu’international. Si la société et l’actionnaire sont tous deux d’un même pays, l’État pourra accepter de supprimer une des deux taxations, ce qui sera favorable à son économie. Mais cette société et cet actionnaire peuvent aussi être établis sur des territoires différents. C’est là que le bât blesse : quel pays acceptera d’abandonner sa part du gâteau ? « On peut aussi envisager de partager ce gâteau entre les deux, mais c’est beaucoup plus difficile à mettre en œuvre, note l’auteur. Donc, la plupart du temps, l’un ou l’autre devra renoncer. »

En pratique, actuellement, les Etats se mettent d’accord pour se répartir le pouvoir d’imposition, en concluant des conventions internationales préventive de la double imposition. Un État peut aussi adopter des mesures unilatérales, ce qui cependant peut le déforcer dans ses négociations avec ses partenaires. En Belgique, près de 80 conventions sont signées et en vigueur (de la France aux États-Unis en passant par l’Inde ou les Philippines), tandis qu’environ 35 autres sont signées mais pas encore en vigueur, ou toujours en cours de négociation. « Pas mal, pour un petit pays ! ».

Ces conventions s’appuient habituellement sur un modèle établi par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), très active en matière de fiscalité internationale et qui offre un cadre de référence aux États. « Il y a un important commentaire de ce modèle. Cela permet de rapprocher les concepts et de résoudre un certain nombre de problèmes, car un même mot peut ne pas être compris de la même manière dans l’un ou l’autre pays. » L’expression « lutte contre l’évasion fiscale », par exemple, est couramment employée dans la presse. Isabelle Richelle précise : « Il y a ici une confusion. Il s’agit d’une traduction du terme anglais "tax evasion", qui signifie en réalité fraude fiscale ! Il y a une grande différence entre la fraude et l’évasion fiscale : la fraude suppose le non-respect – conscient - de la loi fiscale ; le concept d’évasion fiscale vise les comportements par lesquels le contribuable cherche à réduire sa charge fiscale en utilisant au mieux (de ses intérêts) les mécanismes fiscaux, sans violer la loi fiscale ».
Fiscalité BelgiqueL’Union européenne affecte également la fiscalité de ses Etats membres. Un certain nombre de règles ont déjà fait l’objet de rapprochements, spécialement pour les entreprises. Des projets novateurs sont également dans ses cartons, spécialement le projet ACCIS (CCCTB en anglais), soit une « assiette commune consolidée pour l’impôt des sociétés » : il s’agirait de permettre aux entreprises multinationales de rentrer une seule déclaration fiscale pour l’ensemble de leurs activités dans leurs différents pays d’implantation (dans l’Union européenne), reprenant un résultat fiscal global et globalisé, ce qui simplifierait leurs tâches de gestion fiscale. Cette base imposable consolidée serait ensuite répartie entre les Etats membres d’implantation, qui appliqueraient leur propre taux d’imposition. La difficulté est naturellement d’établir les règles de répartition de cette base imposable entre les différents Etats. 

Vers un pot commun ?

Un premier pas vers une future politique fiscale européenne unique ? « Puisque les pays éprouvent des difficultés à se partager le gâteau, l’idée d’une recette qui reviendrait à l’Union européenne a été avancée. Mais elle ne semble pas être à l’ordre du jour ». Plus généralement, les États ne seraient pas partisans de cette « CCCTB ». Aucun ne tient évidemment à prendre le risque de recevoir moins qu’avant. Ni à sacrifier les instruments qu’il utilise pour se différencier de ses voisins et « booster » son économie.

Comme les intérêts notionnels, une spécificité 100% belge entrée en vigueur en 2006 pour remplacer les centres de coordination qui avaient fait leur apparition dans les années 1980 et qui visaient à attirer sur le territoire des multinationales en les favorisant fiscalement à condition qu’elles établissent chez nous leur quartier général. Les centres de coordination ont été condamnés par l’Europe, qui y voyait une aide étatique prohibée. Il fallait dès lors trouver une alternative qui soit applicable à tous tout en restant attractive pour les centres financiers internationaux implantés chez nous. La technique des intérêts notionnels permet d’atteindre ces objectifs.

Via les intérêts notionnels, les sociétés déduisent de leurs bénéfices imposables un intérêt fictif, calculé sur leurs fonds propres. Ce qui a permis par exemple à ArcelorMittal de payer 84 millions d’euros d’impôts entre 2008 et 2011, pour 5,8 milliards de profit. Soit un taux de 1,4% par an... qui n’a pas manqué de faire grincer des dents au moment où celui-ci a annoncé la fermeture des hauts fourneaux liégeois. Une critique du système parmi (de plus en plus) d’autres.  « Le risque, si on supprime les intérêts notionnels, est de voir ces centres financiers s’en aller, en licenciant leurs travailleurs. Cette décision relève du politique. On n’arrivera pas à baisser le taux d’impôt des sociétés à 1% pour tout le monde ! Ce mécanisme répond aux objectifs poursuivis lors de son instauration, même si cela n’empêche pas qu’on l’améliore pour éliminer des abus constatés ».

Le politique décide, le fiscaliste exécute

La Belgique possède par ailleurs d’autres atouts fiscaux. Les riches Français qui décident de s’y installer n’affirmeront pas le contraire, eux qui ont souvent été séduits par l’absence d’impôt sur la fortune et/ou par l’absence de taxation (en règle générale) des plus-values réalisées sur actions. Notre petit pays rivaliserait-il avec la Suisse ou le Luxembourg sur la carte des supposés paradis fiscaux ? « Pas pour les Belges, si l’on considère la charge d’imposition. Mais il faut quand même considérer ce que l’on obtient en termes de prestations de l’État. L’enseignement reste bon marché et accessible par rapport à d’autres pays, tout comme les soins de santé ;… Nous bénéficions tout de même de pas mal d’avantages. Est-ce un scandale si des exilés français viennent réaliser des plus-values sur actions chez nous ? Il faut savoir ce que l’on veut. »

Isabelle Richelle se garde bien de trancher. Le politique décide, le fiscaliste exécute. « Faut-il taxer les plus-values sur actions ou même les plus-values immobilières ? Cela amènerait certainement plus d’égalité. Quant à savoir quel serait l’impact pour les marchés, je n’ai pas de réponse. C’est aux économistes de réaliser cette analyse. » Mais un changement de taxation serait synonyme d’un éloignement de notre conception civiliste du système d’impôt, qui taxe les revenus au sens strict (salaires, loyers, dividendes, gains des sociétés…) « Il est toutefois important de mettre en œuvre des mécanismes cohérents. »

En Belgique, comme en Europe, les politiques fiscales seraient arrivées à un tournant. « Face à cette internationalisation, il faut repenser un certain nombre de choses », affirme Isabelle Richelle. Le tout reste de savoir quelle direction prendre…

(1) Isabelle RICHELLE, Edoardo TRAVERSA et al., Fiscalité internationale en Belgique. Tendances récentes, Bruxelles, Éditions Larcier, janvier 2013

(2) Bien qu’il soit douteux que les autorités fiscales belges contestent la réalité de la résidence de personnes souhaitant se faire taxer en Belgique…


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