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Le nageur hors du temps

10/07/2013

Un groupe de chercheurs, emmené par un jeune paléontologue de l’Université de Liège, découvre et étudie Malawania anachronus, un spécimen fossilisé d’ichtyosaure vieux de plus de 100 millions d’années. Ce qu’il a de particulier ? Il appartient à un groupe d’ichtyosaures que l’on pensait éteint depuis plus de 180 millions d’années. Une découverte qui prouve que les ichtyosaures sont restés diversifiés bien plus longtemps que ce qu’on croyait, et qui remet en cause jusqu’aux hypothèses expliquant leur extinction. Une plongée aux côtés d’un reptile marin hors du temps.

Il y a un peu plus d’un an, Valentin Fischer, du Département de géologie de l’Université de Liège, et son équipe révélaient que les Baracromiens, un groupe d’ichtyosaures apparus au Jurassique inférieur, avaient parfaitement survécu à une extinction présumée à la fin du Jurassique, pour se diversifier durant le Crétacé. (Lire La fausse extinction des ichtyosaures). Ils remettaient ainsi en cause les premières hypothèses d’extinction de l’ichtyosaure en offrant à ce groupe une longévité plus importante de quelque 50 millions d’années. 

Aujourd’hui, les recherches de l’équipe leur ont permis d’aller plus loin et d’étudier les caractéristiques de Malawania anachronus (littéralement le nageur hors du temps, en Kurde et en Latin), un fossile d’ichtyosaure ayant également vécu au Crétacé. Fait surprenant, il appartenait à un tout autre groupe, séparé des Baracromiens lors d’une radiation remontant à la fin du Trias (200 millions d’années) et se rapprochant de l’espèce Ichthyosaurus communis. Une analyse qui a été publiée dans la revue Biology Letters (1). 

Ichtyosaure Malawania
« Ce que cette étude révèle, se réjouit Valentin Fischer, c’est qu’un autre groupe, présentant d’autres caractéristiques que les Baracromiens, a survécu à plusieurs extinctions présumées des espèces marines durant et à la fin du Jurassique. Avant l’étude de Malawania, on voyait les ichtyosaures du Crétacé comme un groupe très peu diversifié, provenant d’une seule petite radiation. Aujourd’hui, nous pouvons attester que la diversité des ichtyosaures lors du Crétacé était bien plus importante, puisque 70 millions d’années d’évolution séparent Malawania de ses contemporains. A titre de comparaison, autant d’années d’évolution séparent la baleine et la chauve-souris. »

Une autre particularité interpellante ? Malawania présente des caractéristiques morphologiques très proches de son ancêtre plus vieux de 70 millions d’années. Une stase inhabituelle pour un reptile pélagique. A l’inverse, ses lointains cousins Baracromiens ont évolué constamment pour ne plus ressembler à leurs ancêtres du Jurassique.

L’évolution rigoureusement sélective…

Malawania est donc une drôle d’exception évolutive. « Les animaux, et en particulier les reptiles marins ont tendance à évoluer constamment, explique le paléontologue, notamment sous l’influence de la pression sélective très forte de ce milieu écologique ». Initialement, les ichtyosaures, comme tous les reptiles marins, descendent d’un animal terrestre. Leur arrivée dans ce nouveau milieu les « oblige » à évoluer rapidement, au niveau des mains, de la colonne vertébrale, de leur métabolisme… Les ichtyosaures se sont par la suite diversifiés, investissant plusieurs niveaux de l’échelle trophique.

Initialement côtiers et se nourrissant de petits animaux ou pour certains représentants, d’algues, les ichtyosaures se spécialisent dans la nage rapide et profonde, devenant des chasseurs pélagiques de premier ordre. D’autres caractéristiques changent également. Vivant de plus en plus loin des côtes et ayant perdu la faculté de se déplacer sur la terre ferme, l’ichtyosaure doit adopter un métabolisme proche de celui des animaux à sang chaud. Il est en effet difficile de trouver une pierre baignée de soleil au milieu de l’océan pour se chauffer tels les reptiles terrestres. C’est l’activité des muscles qui chauffent alors son corps. En contrepartie, pour rencontrer ses besoins énergétiques, l’animal doit donc répondre à un appétit plus vorace que celui des autres reptiles. Peu à peu les formes côtières d’ichtyosaures disparaissent, et l’animal adopte les grands océans comme habitat. Il est alors bien loin de son ancêtre terrestre et des autres reptiles marins qui lui sont contemporains.

Mais alors, même les Baracromiens, déjà bien « sophistiqués », continuent d’évoluer durant le Jurassique et le Crétacé. Certains, du groupe des Ophthalmosaurinés, par exemple, ont acquis les plus grands yeux connus du monde animal, avec une pupille de près de 10 centimètres de diamètre, et peuvent voir très profondément et détecter des proies jusqu’à 30 mètres plus loin que les autres ichtyosaures (2). Grâce à l’étude des pupilles mais aussi à l’histologie, notamment, et à la détection de la maladie « des caissons », on a pu déduire que certains représentants de l’espèce pouvaient voir et plonger à 500 mètres de profondeur, alors que  d’autres restaient bien plus proches de la surface. Les générations d’ichtyosaures se diversifiaient et se spécialisaient donc sans cesse.

« Et puis, nous sommes tombés sur Malawania, qui présentait des caractéristiques tout à fait archaïques, devenant le dernier représentant connu d’une lignée cantonnée précédemment dans le Jurassique inférieur », s’étonne le chercheur.

Ichtyosaure Phylogénétique

…Et la stase morphologique peu ordinaire

« Ces stases sont rares, poursuit Valentin Fischer. Elles s’expliquent souvent par le fait qu’un animal va trouver une zone refuge, qui va très peu se modifier durant les temps géologiques. Une barrière de corail, par exemple, ou une mer peu profonde, qui n’est pas affectée par les grands changements océaniques. Une zone stable, sans nouvelles conditions majeures qui vont venir contraindre l’évolution d’une espèce. » Mais dans le cas de Malawania, il est difficile d’établir une hypothèse qui expliquerait cette stase aussi longue. Malawania est une espèce océanique, les ichtyosaures qui lui sont contemporains évoluent tous énormément. « Et en même temps, c’est le seul représentant connu de l’espèce. Et il n’est pas parfaitement conservé. Du coup, on ne peut encore dégager aucune grande ligne sur ses habitudes, ou sur son biotope. Malawania a été retrouvé au Moyen-Orient, on ne sait pas si ça veut dire que sa lignée s’y était cantonnée ou non, même si c’est peu probable sur une période aussi longue, de plusieurs dizaines de millions d’années. »

Mais d’un point de vue général, si l’enregistrement fossile des ichtyosaures n’est pas si mauvais pour les latitudes nord et sud de notre planète, très peu de spécimens ont été trouvés dans les zones tropicales de l’époque (Moyen-Orient, Afrique…). Il y a donc un travail d’exploration important à y mener, que la découverte de Malawania pourrait initier. Et de nouvelles découvertes dans ces régions pourraient permettre de mieux comprendre l’évolution de ce tout nouveau groupe que représente ce nageur hors du temps. « Une chose est certaine, c’est que la découverte d’une telle lignée implique qu’il y a énormément de données que nous ne connaissons pas encore. On doit trouver bon nombre de représentants de sous-groupes et d’époques différents, de chaînons manquants, pour combler cette nouvelle chaîne. »

Un faux départ

FR Malawania anachronusCette rencontre avec Malawania aura été pour le moins incongrue. Son « jeune âge » semblant tellement improbable, il se sera écoulé presque 60 ans avant qu’on ne lui accorde l’intérêt qu’il mérite réellement. En 1952, des géologues pétroliers anglais s’arrêtent pour discuter sur un chemin de mulets au Kurdistan, dans le nord de l’Irak. L’un d’eux, baissant le regard, remarque, à ses pieds, des côtes et d’autres fragments d’os. Dans la foulée, les géologues décident de le ramener au musée de Londres, supposant que la dalle provient de roches toutes proches, qui contiennent des sédiments remontant au Jurassique.

Un expert Anglais, Robert Appleby, décide d’étudier le spécimen. Etant donné sa morphologie et l’endroit où il a été retrouvé, pas de doute que l’animal ait évolué au Jurassique. Appleby décide de rédiger un papier pour noter cette découverte, qui ne semble alors pas d’un grand intérêt. Pourtant, son papier n’est pas retenu, faute de précision dans les méthodes de datation de la roche. La morphologie de l’animal et la situation du fossile ne suffisent pas. Il a très bien pu être déplacé depuis un autre site. Dans les années 1970, un expert de Cambridge prélève un échantillon, et après avoir dissous la roche dans de l’acide, en étudie les microfossiles et les pollens restant. Le diagnostique est sans appel. Ce fossile date du Crétacé. Mais Appleby croit alors qu’un mauvais échantillon a été livré. Il réécrit un article, en considérant toujours l’ichtyosaure comme jurassique. Le papier est à nouveau refusé. Le chercheur lâche son os à la fin des années 1970.

Ce n’est qu’en 2003, à la mort d’Appleby, que sa veuve entre en contact avec deux chercheurs anglais, proches de Valentin Fischer, pour leur demander de reprendre et de publier les recherches inachevées de son défunt mari. Le jeune chercheur belge entre dans la danse, et s’intéresse à ce fossile hors du temps. Après une série de tests statistiquement fiables, il n’y a plus aucun doute possible. Malawania a bien vécu lors du Crétacé inférieur, entre lHauterivien et le Barrémien et est un représentant d’un groupe archaïque d’ichtyosaures.

Une grande redistribution des cartes

Les ichtyosaures n’ont donc pas subi d’extinction à la fin du Jurassique, à l’inverse de beaucoup d’autres reptiles marins, et ils ont longtemps préservé une diversité aussi importante que lors de leurs grandes radiations. La compréhension actuelle du groupe permet d’établir avec vraisemblance qu’ils se sont bien éteints de manière « subite » (sur un temps géologique « court » de l’ordre de quelques millions d’années, tout de même) lors du Cénomanien (il y a 95 millions d’années, en plein milieu du Crétacé). Pourquoi ?

Certes, la vie, sur notre planète, a dû faire face à de nombreuses extinctions de masse, parfois violentes. Il y en a eu une au crépuscule du Jurassique, et une, plus connue, il y a 65 millions d’années, à la fin du Crétacé. Suite à la chute d’une météorite, beaucoup d’espèces (Dinosaures non-aviens, groupes de tortues et de crocodiles, ptérosaures…) disparaissent assez rapidement, laissant le champ libre aux petits mammifères, qui se propageront et évolueront pour prospérer jusqu’à aujourd’hui. Les ichtyosaures, qui passent sans heurt l’extinction du Jurassique, eux, disparaissent quelque 30 millions d’années plus tôt, à un moment où, d’un point de vue géologique et paléontologique, il ne se passe a priori pas grand-chose.

Il était plus facile de trouver des hypothèses convaincantes quand on croyait que les ichtyosaures étaient sur le déclin durant le Crétacé. Un petit facteur anodin pour une espèce en bonne santé peut être fatidique pour une espèce en voie d’extinction. « Ces hypothèses n’invoquaient qu’un seul facteur biologique. Il y avait d’abord l’idée d’une compétition avec d’autres animaux plus rapides et se reproduisant plus vite, comme les poissons, ou alors une baisse de diversité des céphalopodes, nourriture principale des ichtyosaures. Mais il s’avère que les espèces d’ichtyosaures vivant au Crétacé présentent des régimes alimentaires variés, et qu’ils demeurent en pleine santé de nombreux millions d’années après l’apparition de poissons et d’autres groupes de reptiles marins. Ces hypothèses n’étaient plus satisfaisantes pour un groupe qui se révélait si diversifié. »

Il fallait donc chercher une autre explication, qui a fait l’objet du dernier chapitre de la thèse de Valentin Fischer (3). Aidé par des chercheurs spécialistes de cette période, il a épluché la littérature traitant de ce qui s’est passé voici 95 millions d’années. Et ce fut une révélation. « Nous avons remarqué que la plupart des groupes marins ont été affectés par quelque chose à cette époque précise. Il y a eu simultanément des extinctions, des fortes explosions de diversité, sur l’ensemble de la chaîne trophique, et dans un laps de temps relativement court. »

Une grande réorganisation des écosystèmes, qui aura été corrélée à un réchauffement climatique important, affectant la température, la salinité et la circulation des océans. « Des études ont permis d’estimer que les niveaux des océans sont montés jusqu’à 200 mètres au-dessus du niveau actuel, et que l’eau en surface était plus chaude, parfois de 15 à 25 degrés. Il n’y avait plus de glace nulle part sur les pôles. Bien évidemment, ce changement a favorisé ou défavorisé les groupes qui peuplaient alors les océans. C’est dans ce contexte-là qu’il faut donc replacer l’extinction des ichtyosaures. » Mais il ne s’agit que de la première clé du puzzle. A l’heure actuelle, il est impossible de déterminer ce qui a en fin de compte causé la perte des ichtyosaures. Est-ce la température, l’extinction d’une autre espèce, ou une autre cause encore ? « Un tel chamboulement implique tellement de variations de facteurs simultanées qu’il est difficile de savoir précisément quel sous-ensemble a joué en la défaveur des ichtyosaures. »

Toujours est-il que les ichtyosaures disparaissent à cette période, ne laissant aucune descendance, après cent cinquante millions d’années d’existence, refermant une parenthèse biologique dans l’histoire de la Terre. Une vraie parenthèse, puisque même leur apparition reste un mystère. Les premiers fossiles étudiés, datant du début du Trias, sont déjà des animaux aquatiques, sans aucune ressemblance avec leurs ancêtres terrestres. Personne ne sait dès lors où se place l’animal dans la généalogie des reptiles.

En dehors de l’évolution, en dehors du temps… Pourquoi Malawania était-il si peu évolué par rapport à ses contemporains ? Quelles étaient ses réelles facultés, ses habitudes, son environnement ? Que s’est-il passé pendant les 70 millions d’années qui le séparent de son plus proche cousin connu ? Plus largement, qu’est-ce qui a finalement causé la disparition brutale d’un animal qui traversait les temps sans heurts depuis plusieurs dizaines de millions d’années ? L’analyse de ce spécimen ouvre une nouvelle branche dans l’étude des ichtyosaures. Elle pose surtout de nouvelles questions et offre aux spécialistes les clés pour continuer les recherches dans une nouvelle direction.

(1) Fischer V, Appleby RM, Naish D, Liston J, Riding JB, et al. (2013) A basal thunnosaurian from Iraq reveals disparate phylogenetic origins for Cretaceous ichthyosaurs. Biology Letters 9 : 20130021.

(2) Fischer V, Arkhangelsky MS, Uspensky GN, Stenshin IM, Godefroit P (2013) A new Lower Cretaceous ichthyosaur from Russia reveals skull shape conservatism within Ophthalmosaurinae. Geological Magazine Sous Presse.

(3) Fischer V. (2013) Origin, biodiversity, and extinction of Cretaceous ichthyosaurs, Thèse de doctorat, Université de Liège .


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