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Les laissés pour compte de la Gécamines

18/07/2013

Après avoir longtemps été le poumon économique du Katanga et la principale source de devises pour l’Etat congolais, la Gécamines (ex-Union minière) est devenue, dans le chaos des années 1990, une gigantesque épave industrielle. Il a fallu attendre le retour à la paix, au début de la décennie suivante, pour que l’entreprise procède - sous l’égide de la Banque mondiale, à la cession d’une partie de ses gisements à des investisseurs privés et à la réduction drastique de son personnel.

Le nouveau livre (1) de Benjamin Rubbers nous plonge au cœur de la « grande transformation » du bassin minier katangais. « Enjeu du monde » depuis plus d’un siècle, ses richesses n’ont pas fini d’attiser les convoitises. Mais au-delà de ce constat, le grand mérite de l’ouvrage est de focaliser notre attention sur le sort des 10.000 agents de la Gécamines qui se sont brutalement retrouvés sur le carreau. Comment ont-ils réagi à leur licenciement et qu’est devenue depuis la solidarité qui unissait les « enfants de l’Union minière » ?

Cover PaternalismeProfesseur au Laboratoire d’anthropologie sociale et culturelle (LASC) de l’Université de Liège, Benjamin Rubbers connaît bien le Katanga. Depuis 1999, l’anthropologue qu’il est s’y rend une ou deux fois par an.  Il fait partie de cette nouvelle génération de chercheurs qui a repris le chemin de l’Afrique centrale, au début des années 2000, pour y explorer des thématiques différentes de celles du passé. « Lubumbashi (ex-Elisabethville) a beaucoup changé au cours de ces dix dernières années », explique-t-il. « Une nouvelle bourgeoisie s’y est installée. L’argent circule, on a refait les routes et les devantures des magasins ont été rafraîchies. Mais, en termes de développement, cette effervescence a très peu d’impact sur l’économie locale. On assiste même à un accroissement des inégalités et la population subit de plein fouet l’augmentation du coût de la vie ».

Entre 2006 et 2011, Benjamin Rubbers a effectué plusieurs séjours d’un mois en moyenne dans la cité de Panda, en périphérie de Likasi, pour aller à la rencontre des « anciens » de la Gécamines. « Le choix de ce camp d’environ 15.000 habitants, l’un des plus anciens de la Gécamines, fut déterminé par le fait que j’y connaissais des sœurs catholiques congolaises susceptibles de me loger et de m’assister dans mes démarches. Bernard, un étudiant du quartier, m’a aidé pour la traduction des questions et la compréhension des réponses en swahili ».

Lors des multiples entretiens avec les ouvriers de Panda, mais aussi  avec ceux de la cité de Kikula, au centre de Likasi, et avec d’anciens cadres de la Gécamines, le chercheur belge a pu collecter une impressionnante masse de renseignements – et de réactions - sur l’Opération Départ volontaire (ODV) qui toucha les travailleurs de la Gécamines en 2003-2004. Le personnel ayant plus de 25 ans d’ancienneté s’est vu proposer à l’époque de quitter l’entreprise sur une base volontaire contre une somme d’argent forfaitaire (inférieure toutefois à celle prévue par la loi). Dans la mesure où ils accusaient alors 36 mois d’arriérés de salaire, pas moins de 10.000 agents (sur les 24.000 que comptaient l’entreprise) acceptèrent de quitter l’entreprise, beaucoup projetant de se reconvertir ensuite dans l’agriculture, le petit commerce ou le transport.

« Cette opération, orchestrée par la Banque mondiale, s’est clairement inscrite dans une optique néolibérale », rappelle Benjamin Rubbers. « L’objectif de réduire drastiquement le personnel pour sauver l’entreprise de l’asphyxie a certes été atteint mais, contrairement à ce qu’affirme l’enquête ultérieure de la Banque mondiale, la réinsertion des ex-agents de la Gécamines dans le tissu économique local est loin d’être une réussite. Beaucoup ont plongé dans la misère ».

Le naufrage d’un empire

Dans les deux premiers chapitres de son livre, Benjamin Rubbers s’attache d’abord à resituer la portée historique de la réforme du secteur minier katangais promue par la Banque mondiale. Il examine les raisons du déclin de la Gécamines puis décrit en profondeur la trajectoire des différents acteurs qui ont joué un rôle dans sa privatisation et la libéralisation du secteur minier.

« Au Katanga, souligne le chercheur, la privatisation du secteur minier n’a pas eu lieu suite au déclin de la Gécamines. L’une et l’autre furent deux processus étroitement liés. Bien sûr, c’est l’imposition de mesures néolibérales par la Banque mondiale qui a permis l’ouverture du secteur minier katangais aux compagnies étrangères. Mais la responsabilité des hommes politiques et des hauts fonctionnaires congolais ne peut être occultée. Pour tirer des bénéfices de cette entreprise, ils ont pu compter sur la complicité des acteurs économiques locaux, qui ont contribué à la dépouiller de ses ressources, puis à attirer des investisseurs dans le cadre de partenariats public/privé souvent opaques ».

La transition du secteur minier katangais vers une « nouvelle forme de capitalisme » s’est caractérisée aussi bien par l’apparition de nouvelles compagnies minières que par l’essor du commerce des minerais extraits par des milliers, voire des dizaines de milliers de creuseurs indépendants. « Très différentes par nature, ces deux filières, l’industrielle et l’artisanale, étaient pourtant étroitement liées », précise Rubbers. En fonction des opportunités, les détenteurs de capitaux (entreprises, hommes d’affaires locaux, etc.) ont pu à la fois utiliser des machines et employer des creuseurs, traiter les minerais et les exporter à l’état brut, vendre leur production à de grandes compagnies et à des petits intermédiaires. Et le chercheur d’ajouter : « si la Gécamines occupe aujourd’hui encore quelque 12.000 personnes, son endettement reste colossal et sa gestion totalement inféodée à la présidence de la RDC. On ne sait pas où partent ses bénéfices » !

Au vu des revirements politiques qui ont ponctué l’histoire du pays et de la mobilité des capitaux miniers dans le secteur minier à l’échelle mondiale, bien malin en tout cas qui pourrait dire aujourd’hui comment évoluera le destin industriel du Katanga.

« L’afflux des investisseurs étrangers a surtout profité au régime Kabila, dont l’avenir politique reste incertain, relève Benjamin Rubbers, mais très peu à la population du Katanga. L’exploitation minière est en pleine expansion, mais cela ne crée guère d’emplois locaux, les inégalités se creusent et il y a beaucoup de laissés-pour-compte ». Au premier rang desquels, les 10.000 licenciés de la Gécamines…

Cette mise en perspective est particulièrement éclairante. Elle permet de mieux comprendre la consternation des Congolais face au naufrage de cet empire industriel  qu’était la Gécamines et qu’ils croyaient éternel. De ce point de vue, l’ODV de 2003-2004 ne fut pas seulement un drame social pour les travailleurs licenciés, mais également le symbole de la fin d’une époque, celle du paternalisme industriel hérité de la colonisation.

Camp ouvrier Panda

ex agent GecaminesLes agents de la Gécamines constituaient une sorte d’aristocratie ouvrière, enviée par le reste de la population. Après l’ODV qu’ils ont subie, seule une petite minorité d’entre eux a pu se reclasser professionnellement. Les autres ont eu beaucoup de mal à prendre le train de la « débrouille » en marche. Avec l’aide de deux syndicats congolais, ils ont donc  constitué un « Collectif des ex-agents de la Gécamines » pour dénoncer leur abandon par l’Etat congolais et pour réclamer – en vain, jusqu’à présent,  l’intégralité de leurs arriérés de salaires.

Dans leurs incessantes requêtes auprès de la Banque mondiale, les « anciens » de la Gécamines comparent même leur sort à un « suicide collectif imposé et programmé » (Collectif, 19 février 2009). La paupérisation qui les frappe se traduirait par la malnutrition, les divorces, la déscolarisation des enfants, la délinquance des garçons, la prostitution des filles, l’augmentation des taux de morbidité et de mortalité… « Difficile d’évaluer la pertinence des chiffres avancés, vu l’absence de statistiques avant et après l’ODV en question », note Rubbers. « Il n’empêche. Dans les entretiens que j’ai eus avec eux, ils sont fréquemment revenus sur leur difficulté à nourrir, à soigner et à scolariser leurs enfants et, partant, à se faire respecter de ces derniers. Tout ce qui faisait pour eux l’intérêt de l’existence du temps où ils travaillaient pour le compte de l’Union minière, puis de la Gécamines, leur a été enlevé ».

Dans les chapitres suivants de son livre, Benjamin Rubbers s’attarde sur l’action de ce Collectif et sur les difficultés de réinsertion de ses membres. Il s’intéresse également à l’évolution de leurs liens sociaux et de leurs relations intra-familiales, mais aussi aux bouleversements qu’ils ont connus dans leur vie quotidienne.

Paternalisme industriel

Pour les experts de la Banque mondiale, la majorité des « anciens » de la Gécamines a réussi à retrouver une « activité de survie ». S’ils en sont mécontents, considèrent-ils, c’est leur âge avancé qu’il faut incriminer, ou encore la mauvaise gestion des dirigeants congolais dans le passé et… la politique paternaliste de l’entreprise !

« Dans leur perspective néolibérale, souligne Benjamin Rubbers, la Banque mondiale et les multinationales qu’elle a puissamment contribué à faire revenir au Congo tiennent volontiers un discours très critique envers le paternalisme de la Gécamines qu’elles jugent coûteux, inefficient, contre-productif et responsable des attentes exorbitantes dont elles – et non l’Etat - sont l’objet dans le chef de la population ».

La notion même de « paternalisme industriel » - et sa subjectivation par les ouvriers de la grande entreprise minière et métallurgique, tel est bien le fil conducteur du présent ouvrage.

Cette politique managériale, qui avait vu le jour dès la fin du XIXè siècle dans les bassins houillers et sidérurgiques de Wallonie, du nord de la France ou de la Ruhr, a également été appliquée à grande échelle dans l’entreprise coloniale. A l’Union Minière du Haut Katanga, elle fut mise en œuvre dès 1926, pour stabiliser et contrôler la main-d’œuvre à proximité du lieu de travail, en prenant en charge les divers aspects de la vie quotidienne des ouvriers et de leur famille : de la construction de maisons, d’écoles, d’infrastructures sportives… au financement d’œuvres sociales, en passant par la mise en place de services de soins de santé. Il s’agissait aussi d’éduquer les travailleurs aux valeurs de l’entreprise (travail, hiérarchie, etc.), de les « moraliser » et d’éviter ainsi tout arrêt de travail. L’entreprise prenait l’ouvrier par la main au point que les intérêts de l’une et de l’autre paraissent mêlés.

C’est en prenant appui sur un cadre d’analyse inspiré de Michel Foucault que Benjamin Rubbers explore la manière dont ce « régime de contrôle totalitaire » contribua à naturaliser le paternalisme comme un régime de pouvoir allant de soi. «  De manière plus directe, il s’agissait de surveiller les ouvriers dans les moindres détails de leur vie quotidienne, en ce compris la vie familiale, le statut de l’épouse et l’éducation des enfants, de telle sorte qu’ils en arrivent à reproduire dans leur propre maison le modèle d’autorité sur lequel reposait le pouvoir de l’Union minière comme employeur ».

Dans le cadre de sa recherche ethnographique, Benjamin Rubbers a pu analyser à quel point le paternalisme industriel de l’Union minière - puis de la Gécamines, a marqué de son empreinte, voire « formaté » la population ouvrière du Katanga. Indépendamment de ses objectifs affirmés (stabilisation de la main-d’œuvre et légitimation des valeurs de l’entreprise), explique-t-il, la politique paternaliste de l’Union minière a refaçonné en profondeur le corps de ses recrues (leur corpulence, leur apparence, leur santé, etc.) et la façon dont elles avaient l’habitude de l’utiliser (se laver, dormir, avoir des rapports sexuels, etc.). Au delà de ça, les pratiques disciplinaires contribuèrent non seulement à assujettir les ouvriers, mais aussi à les constituer comme sujets. Autrement dit, à organiser une certaine forme de subjectivité, de rapport de soi à soi et de soi à autrui.

Nostalgie

protestation Gecamines

« La sensation qui me revient à chaque fois que je visite les installations de la Gécamines, laissées à l’abandon depuis plus de 30 ans, raconte Rubbers, est celle de découvrir les ruines d’une civilisation industrielle disparue. Rien ne semble en effet avoir été entretenu dans les cités pour cadres et les camps de travailleurs : les routes sont défoncées, les maisons sont décrépites, et la végétation a repris ses droits sur les espaces collectifs ».

Mais comment les habitants de Panda perçoivent-ils l’espace dans lequel ils vivent au jour le jour ? Eprouvent-ils une nostalgie pour la « belle époque » ? Dans son ouvrage, Benjamin Rubbers aborde ces questions en scrutant en profondeur l’évolution des « anciens » de la Gécamines : leur vie de couple, leurs relations avec leurs parents et leurs enfants, mais aussi leurs rapports sociaux au sein de la collectivité des « enfants de l’Union minière », comme ils se définissent eux-mêmes.

« De façon générale, relève le chercheur, leur discours nostalgique porte sur l’ordre matériel et social instauré par l’entreprise au début de leur carrière, lequel a été à la base de leur sécurité matérielle et de leur fierté de travailleur ». Avant que tout se déglingue, l’organisation de la Gécamines représentait à leurs yeux une machinerie remarquablement bien montée et huilée, autant en ce qui concerne la chaîne de production et la gestion du personnel que la prise en charge de la vie familiale et sociale en dehors des heures de service. Les salaires étaient versés, les rations alimentaires octroyées, l’accès aux écoles, aux hôpitaux, aux centres sportifs était gratuit. Tout cela a disparu au début des années 1990. Le système méritocratique, hérité de la colonisation, s’est détraqué pour céder la place au désordre (fujo). Usines, ateliers et bureaux commencèrent à tourner au ralenti faute de travail ou de matériel, avant de faire l’objet de rapines et d’être laissés à l’abandon.

« L’avis selon lequel il ne reste rien du sens du travail et de la discipline d’autrefois est largement partagé », constate encore Rubbers. « Il ne reste rien, sauf le sentiment d’appartenir à une même communauté, lequel avait été largement promu par l’entreprise ». Cela se perçoit très clairement dans les propos des ex-agents de la Gécamines qui en appellent à une intervention politique à même de les rendre à la « vraie vie » : manger trois fois par jour, mettre les enfants à l’école, avoir une télévision, être reconnu comme une personne à part entière, etc.

La tradition paternaliste héritée de la colonisation est donc restée très vivace dans la mémoire collective du Katanga. C’est sur elle que s’arc-boutent, là-bas comme ailleurs, les plus virulentes critiques adressées au nouvel ordre économique imposé par la Banque mondiale, depuis une dizaine d’années. Tel est le paradoxe, en définitive, qui est au cœur du brillant ouvrage de Benjamin Rubbers : le paternalisme industriel comme technique (patronale) de contrôle de la main-d’œuvre s’est transformé, au fil du XXè siècle, en une arme (prolétarienne) de défense des droits sociaux.

(1) Le paternalisme en question. Les anciens ouvriers de la Gécamines face à la libéralisation du secteur minier katangais (RD Congo) Ed. L’Harmattan, Africa Museum Tervuren.


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