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Bioéthanol : éviter de comparer des pommes et des poires

17/05/2013

Utiliser des biocarburants pour remplacer les carburants fossiles ? Pas si vite ! D’un strict point de vue environnemental, l’opération n’est pas gagnante à tous les coups. Il faut en effet tenir compte de bien d’autres facteurs que la réduction des gaz à effet de serre, voulue par la réglementation européenne, pour en arriver à comparer ce qui est comparable. Si l’on veut envisager objectivement l’ensemble des impacts environnementaux, une méthode s’avère particulièrement pertinente: l’Analyse de cycle de vie (Life Cycle Assessment). Mise en œuvre par une ingénieure chimiste de l’Université de Liège, cette méthode a abouti à des résultats instructifs sur le bioéthanol.

bioethanol fuelLe « E 5 », vous connaissez ? Il s’agit de l’appellation technique du mélange essence/bioéthanol, tel qu’il est pratiqué dans plusieurs  pays européens, dont la Belgique. Les voitures à essence y circulent avec un carburant composé à 95 % d’essence traditionnelle et 5 % de bioéthanol. Quel que soit le mélange (parfois, la proportion de bioéthanol monte jusqu’à 85 %), ce dernier est fabriqué le plus souvent à partir de betteraves. Mais il arrive qu’on utilise du maïs ou du blé, voire de la canne à sucre, par exemple en Amérique du Sud où elle pousse abondamment. Le Brésil est d’ailleurs, depuis près de quarante ans, l’un des principaux pays producteurs de bioéthanol au monde. Là-bas, les automobilistes  roulent en bonne partie grâce à un mélange riche en carburant « vert ». Mais l’Amérique du nord est également très friande de biocarburants (aussi appelés agrocarburants).  Aux Etats-Unis, c’est surtout à partir de maïs et de blé qu’on fabrique le fameux carburant végétal. Comme en Europe, d’ailleurs, même si on peut, chez nous, ajouter la betterave sucrière à la liste des matières premières les plus couramment utilisées.

Le recours à ces carburants non fossiles est une bonne chose pour les économies dépendantes des énergies fossiles. Il représente aussi une alternative intéressante sur le plan environnemental, puisqu’il permet de réduire les émissions de gaz à effet de serre. Encore faut-il être très prudent pour arriver à ce noble objectif. En effet, si on transforme des sols riches en carbone en cultures de matières premières, le carbone peut être relâché dans l’atmosphère et l’on n’atteint pas la cible voulue. On peut même faire pire que mieux ! On court droit à l’échec, par exemple, si le processus de fabrication du biocarburant en usine est gourmand en énergie fossile, car on contribue là aussi à d’importantes émissions de gaz à effet de serre (GES). C’est la raison pour laquelle la réglementation européenne a prévu une disposition importante : pour être admis dans nos réservoirs, les biocarburants doivent entraîner une réduction d’au moins 35 % de GES par rapport aux carburants fossiles. Attention : c’est tout leur cycle de vie qui est visé, y compris le procédé de fabrication et le changement direct d’affectation des sols éventuellement entraîné par leur mise en culture.

Cette condition environnementale, inscrite dans une directive de l’Union, pourrait d’ailleurs être élargie à d’autres facteurs. Car l’impact sur l’environnement de la fabrication des biocarburants ne se limite pas, loin s’en faut, aux gaz à effet de serre. Les cultures de maïs, de blé, de betteraves, de canne à sucre… ont nécessairement des conséquences importantes en matière d’utilisation d’eau, de conservation de la biodiversité ou d’émissions d’autres polluants. Sans compter que la transformation industrielle a recours à divers produits chimiques. Tous ces impacts environnementaux doivent être pris en compte lorsque l’éthanol obtenu par la fermentation du végétal sert à la fabrication d’un carburant, mais aussi lorsqu’il sert à la fabrication d’éthylène (1), le monomère essentiel de l’industrie des matières plastiques. On parle, dans ce cas, de la filière « bioplastique ».

Du semis à l’incinération

Annalyse cycle de vieC’est ici qu’intervient le travail de Sandra Belboom, assistante au Département de chimie appliquée de l’Université de Liège. Dans sa récente thèse de doctorat (2), la jeune chercheuse a voulu pousser le plus loin possible - c’est-à-dire à partir des données les plus fiables disponibles à l’heure actuelle - l’analyse des impacts environnementaux de la production de bioéthanol et de bioplastique. « Mon objectif ultime consistait à identifier la meilleure utilisation possible de bioéthanol en fonction de la matière première utilisée. Pour cela, j’ai utilisé la méthode de l’Analyse du cycle de vie (NDLR : en anglais : « Life Cycle Assessment », LCA). Normé par Iso et encadré par l’Union européenne, cet outil a l’avantage de prendre en compte l’ensemble du cycle de vie d’un produit depuis le semis et la culture de la plante jusqu’à la fin de vie du produit (par exemple l’incinération s’il s’agit d’un bioplastique), en passant par le transport, la transformation, etc. »

La chercheuse a modélisé une quinzaine de scénarios basés sur trois éléments : la matière première (froment, betterave et canne à sucre), le lieu de culture et de transformation (l’Europe – plus précisément la Belgique et l’Ukraine – d’une part, le Brésil d’autre part) et, enfin, le type d’utilisation du bioéthanol (biocarburants ou bioplastiques). « Le choix du Brésil s’est imposé du fait  que ce pays a une longue tradition de culture de la canne à sucre et parce qu’il dispose de capacités de production importantes pour les deux types d’usage. De plus, au vu de la demande croissante en biocarburants au niveau mondial, les pays européens pourraient à l’avenir se tourner vers ce pays pour l’importation de produits finis ». Le choix de la Belgique, lui, tombe sous le sens, dans la mesure où l’objectif européen d’utilisation des biocarburants consiste à utiliser un maximum de ressources locales et à réduire l’importation des matières premières au profit d’une indépendance énergétique accrue. En outre, on dispose en Belgique d’informations de terrain fiables et robustes, validées par des experts que Sandra Belboom  est allée consulter tant à Gembloux Agro Bio Tech qu’auprès de l’Institut royal belge pour l’amélioration de la betterave (Irbab). Le choix de l’Ukraine, enfin, se justifie par la volonté de comparer la situation belge avec une région agricole européenne réputée disposer d’énormes étendues culturales, mais présentant de très faibles rendements. 

Outre le passage en revue de l’abondante littérature internationale relative au bioéthanol (3), le travail de Sandra Belboom a consisté à modéliser l’impact environnemental des principales étapes de la production de bioéthanol : la culture, le transport du champ vers l’usine, la transformation en bioéthanol hydraté, la conversion de ce dernier en biocarburant ou bioplastique et la fin de vie. Un accent tout particulier a été accordé au changement d’affectation du sol, qu’il soit direct (par exemple la transformation d’une forêt ou d’un pâturage en culture énergétique) ou indirect (déplacement de cette culture sur d’autres terres ce qui entraine des changements d’affectation des sols). Qu’en ressort-il ? « Si on se place sur le terrain des émissions de gaz à effet de serre et de l’épuisement des ressources fossiles, sans tenir compte des changements directs et indirects d’affectation des sols, tant la filière bioplastique que la filière biocarburants sont plus avantageuses que les filières classiques (NDLR : c’est-à-dire à partir de ressources fossiles), et cela quelle que soit la matière première utilisée (4). En ce qui concerne strictement la filière bioplastique, le polyéthylène à haute densité (HDPE) produit à partir de la canne à sucre s’avère le plus avantageux, en dépit de la contrainte du transport à assumer depuis le Brésil jusqu’en Belgique. Il est directement suivi par le HDPE issu des cultures belges. Parmi ces dernières, la betterave devance le froment car elle permet de produire plus de bioplastiques par unité de surface cultivée. En revanche, si l’on tient compte cette fois des changements dans l’affectation des sols, les cultures locales – à savoir le froment et la betterave – sont à privilégier à la canne à sucre et aux cultures d’Ukraine ».

Autre conclusion issue des modélisations : Si l’on tient compte d’autres catégories d’impact que les émissions de GES et l’épuisement des ressources fossiles telles que l’écotoxicité, l’acidification des sols et l’eutrophisation des eaux par rejets polluants, on s’aperçoit que la fabrication des bioplastiques entraîne plus de dommages pour l’environnement que la filière plastique traditionnelle. Et cela, quelle que soit la matière première envisagée.

Pas de quoi remettre BioWanze en cause

Enfin, troisième grande catégorie de résultats : le temps de retour sur le changement climatique. Il s’agit du nombre d’années nécessaires pour qu’une culture « économe » en émissions de gaz à effet de serre compense son effet négatif lié au changement d’affectation des sols. Ainsi, si l’on tient compte des émissions de GES entraînées par la déforestation liée à la culture de canne à sucre brésilienne destinée à du biocarburant, le temps de retour varie entre 39 et… 152 années (dans l’hypothèse de changements indirects dans l’affectation du sol). Pour les cultures belges utilisées en tant que biocarburant,  les changements indirects d’affectation des sols concernent la transformation de pâturages en culture de froment ou de betterave dans d’autres pays de l’Union Européenne (sous réserve de l’obtention d’une dérogation de la Politique Agricole Commune). Dans ce cadre prospectif, les temps de retour calculés sont nettement plus courts, à savoir 14 ans pour le froment et 10 ans pour la betterave. Dans le cas des bioplastiques, les temps de retour varient entre 26 et… 101 années pour la canne à sucre (changements indirects, là aussi). Ils sont de 31 années pour la betterave d’Ukraine et 8 années pour la betterave belge. Pour le froment belge, il est de 14 années.

De telles conclusions ne sont pas de nature, loin s’en faut, à remettre en cause l’implantation d’unités de production de bioéthanol comme celle de BioWanze. Pour produire ses 300.000 tonnes annuelles, l’usine mosane a en effet recours à des betteraves strictement locales et à des céréales originaires d’une zone dont le rayon est inférieur à 300 kilomètres. Mais, au gré des évolutions du marché des matières premières et des réglementations, les travaux de Sandra Belboom, étendus à la prise en compte de conséquences plus larges sur la macroéconomie, pourraient s’avérer utiles à toutes sortes de décideurs. Car l’histoire des biocarburants, que certaines organisations environnementales préfèrent appeler  agro-carburants (les distinguant ainsi d’une protection labellisée « biologique »), est loin d’être un long fleuve tranquille. La Commission européenne, par exemple, a récemment proposé de faire passer de 10 à 5 % la part obligatoire de carburants d’origine végétale prévue dans les transports à l’horizon 2020. Objectif : freiner le phénomène inquiétant d’accaparement des terres dans les pays du Sud, par lequel des investisseurs substituent les cultures énergétiques aux cultures traditionnelles, contribuant ainsi à la flambée des produits alimentaires de base et à de graves problèmes sociaux, particulièrement chez les paysans.

recolte canna a sucreDe telles considérations n’ont évidemment pas été prises en compte dans le travail de Sandra Belboom. « Il va de soi que le volet que j’ai étudié, strictement environnemental, devrait idéalement être complété par une perspective de développement durable. On peut très bien imaginer que la même approche - l’Analyse de cycle de vie - serve de support à des analyses économiques et sociales. A terme, une analyse globale de ce type devrait d’ailleurs pouvoir se faire sur les biocarburants de deuxième génération (déchets végétaux, résidus de scierie, etc.) ». Aucun doute : au vu des crises climatique et énergétique, on n’a pas fini d’entendre parler des bio- ou agrocarburants…


V13-Bio-carburant

Voir également la vidéo Biocarburants : remède aux gaz à effet de serre?

(1) En ôtant une molécule d’eau au bioéthanol – on parle alors de déshydratation catalytique, on obtient du bioéthylène utilisable pour la fabrication des plastiques.

(2) « Evaluation de l’impact environnemental de la production de bioéthanol à partir de canne à sucre, betterave ou froment par analyse du cycle de vie. Comparaison des utilisations biocarburant et bioplastiques». 
(3) La littérature sur la filière bioplastique, d’apparition plus récente, est toutefois nettement plus limitée que celle relative aux biocarburants.
(4) Dans cette situation, on ne tient pas compte des modifications sur les marchés internationaux, qui pourraient résulter d’une décision de privilégier le plastique à grande échelle.


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