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La parentification: quand les rôles s'inversent...

23/04/2013

Dans la lignée de ses recherches doctorales sur la parentification, Stéphanie Haxhe, psychothérapeute et maître de conférences à l'ULg, publie L'enfant parentifié et sa famille (1). Cet ouvrage qui s'intéresse au processus d'inversion des rôles entre parents et enfants au sein de la systémique familiale découle d'un constat majeur. Malgré l'usage fréquent du concept par les professionnels, il est très mal connu et est souvent utilisé de façon trop hâtive ou trop restrictive. Dans un cas comme dans l'autre, il en résulte un diagnostic faussé et une mauvaise prise en charge thérapeutique. Avec cette publication, la chercheuse espère fournir des clés de compréhension et propose de nouvelles pistes pour mieux détecter cette psychopathologie encore trop souvent mal identifiée. 

COVER enfant parentifieDès qu'un enfant vient au monde, il reçoit de l'attention, de la tendresse et de l'amour de la part de ses parents. Au delà de toutes ces marques d'affection qu'il absorbe comme une éponge, l'enfant manifeste aussi un besoin intense de donner et de rendre. Lorsqu'il perçoit un mal être chez un de ses parents, il va donc tout mettre en œuvre pour lui venir en aide. Ce soutien mutuel est tout à fait normal et constitue un véritable point d'équilibre dans l'harmonie familiale. Il arrive pourtant que l'aide recherchée par le parent et inconsciemment formulée à l'égard de son enfant dépasse des limites raisonnables pour prendre des tournures beaucoup plus sérieuses. Le parent émet de façon tout à fait implicite des signaux de détresse envers son enfant afin qu'il lui vienne en aide et qu'il le rassure. L'enfant se voit contraint de se détourner de ses préoccupations infantiles, d'occulter ses souffrances, de refouler ses propres besoins pour répondre à ceux de son parent et les prendre en charge. Pour pouvoir faire face à cette situation et assumer des responsabilités qui ne lui incombent logiquement pas, l'enfant fait preuve de maturité précoce. Il devient ainsi un parent pour son parent. Cette relation complexe caractérisée par une inversion des rôles est plus précisément qualifiée de parentification.

Mieux connaître pour mieux identifier

Dans L'enfant parentifié et sa famille, Stéphanie Haxhe, Maître de conférence à l’Université de Liège (Service de Clinique Systémique et de Psychopathologie Relationnelle) et psychothérapeute (CPLU de l’ULg -Unité de Clinique et Psychothérapie de la Famille ainsi qu’au SVAG -Service Verviétois d’Accompagnement et de Guidance), ne prétend pas soumettre une définition exhaustive de la parentification. Le contexte d'apparition de ce processus organisationnel complexe ne peut en effet pas être établi et défini avec certitude tel un canevas qui s'appliquerait à toutes les structures familiales concernées par cette psychopathologie. Au contraire, la parentification émerge dans un contexte précis et suite à une conjonction de multiples facteurs. "Le premier facteur et le plus important est le besoin du parent. Le deuxième facteur a quant à lui trait à la sensibilité de l'enfant" assure Stéphanie Haxhe. En effet, lorsque le parent a des attentes insatisfaites, des carences affectives profondes, des besoins de reconnaissance non comblés depuis son enfance notamment suite à un décès prématuré d'un des géniteurs, à de la maltraitance physique ou morale, ou encore suite à de la négligence au sein d'une grande famille, il va reporter le poids de ce traumatisme sur son enfant en espérant qu'il lui apporte ce qu'il n'a jamais reçu.

La chercheuse redéfinit plutôt les contours de ce terme fuyant qui fait encore trop souvent l'objet d'amalgames avec d'autres dénominations similaires comme la parentalisation. A l’inverse de l’enfant parentifié, l’enfant parentalisé ne prend pas la place du parent mais occupe plutôt un rôle d’auxiliaire dans la dynamique familiale. Un aîné issu d’une famille nombreuse doit par exemple veiller sur ses frères et sœurs. Il exerce des tâches parentales précises dans un contexte donné mais ne doit pas renoncer constamment à ses besoins individuels pour se dévouer corps et âme à son géniteur, comme c'est le cas lorsqu'il y a parentification.

Les critères d'identification les plus prégnants sont également exposés pour permettre à toutes les personnes qui sont amenées à rencontrer et à gérer cette psychopathologie au sein d'une famille comme les éducateurs, les intervenants sociaux, les psychologues, etc. d'en avoir une meilleure connaissance. Le but escompté est bien sûr de soulager l'enfant sans lui arracher trop brutalement le rôle que son père ou que sa mère lui a assigné. La transition doit se faire en douceur. En effet, si les services sociaux se rendent compte qu'un enfant est parentifié, ils pourraient immédiatement le retirer de sa famille. Au lieu d'être bénéfique pour l'enfant, cet acte aurait des conséquences encore plus désastreuses. S'il sait qu'aucune mesure alternative n'a été prise, l'enfant s'inquiètera en permanence et son anxiété n'en sera que décuplée. Son bien être ne pourra donc être effectif que s'il est rassuré sur la prise en charge de son parent, c'est-à-dire s'il sait que quelqu'un a pris le relais. Selon la jeune chercheuse, il est donc impératif de travailler avec d'autres membres de la famille et de mettre en place un réseau d'aidants.

L'originalité de la recherche de Stéphanie Haxhe réside ensuite dans la combinaison d'observations de cas cliniques où il y a une demande de thérapie d'une part, et de cas non-cliniques d'autre part, c'est-à-dire de familles ne présentant a priori pas de problèmes et n'ayant pas fait la démarche de consulter. La chercheuse a ainsi pu étudier des familles au sein desquelles le processus de parentification était existant et connu, parfois même ancré depuis des générations mais également des familles « vierges » de façon à saisir les mécanismes d'apparition, de non-apparition et de reproduction de la pathologie.

Les situations observées lui ont aussi permis de nuancer et de contester certaines propos véhiculés de manière récurrente comme l'idée d'un seul enfant parentifié et de surcroît toujours l'ainé. « Dans l’ensemble de la littérature, on dit toujours qu’il n’y a qu’un seul enfant parentifié mais c’est faux » avance la chercheuse. « Quand les besoins du parent sont importants, cela se répartit dans la fratrie. Chaque enfant apporte quelque chose au parent à sa manière et selon sa sensibilité», précise t-elle. C'est le cas notamment d'une mère de famille qui souffre d'avoir été délaissée par ses parents dans le passé. Ses deux filles vont réagir sur des modes diamétralement opposés. L'une s'évertue à exceller afin de permettre à sa maman d'obtenir la reconnaissance qu'elle n'a jamais obtenu de la part de son entourage. L'autre réagit sur le mode de l'enfant "problème" afin de donner la possibilité à sa maman de montrer qu'elle est une mère compétente qui se bat pour aider sa fille à se sortir des difficultés.

Plusieurs formes de parentification

enfant1

Si elle n'est pas détectée et traitée le plus rapidement possible, la parentification peut profondément prendre racines dans le noyau familial pour se perpétuer sur plusieurs générations. Sa reconnaissance n'est pourtant pas chose facile car elle revêt diverses formes aussi éclectiques les unes que les autres. Certaines sont plus aisées à identifier car elles sont plus manifestes. Sur base de son expérience en clinique, Stéphanie Haxhe en expose plusieurs dans son ouvrage en veillant à recadrer et repréciser certains modèles qui ont été peu étudiés dans la littérature scientifique. L'enfant "soignant" qui renonce à sa scolarité pour demeurer à son domicile auprès d'un parent alcoolique ou dépressif en est par exemple un. Celui là est couramment repéré par les éducateurs ou les professeurs qui se chargeront de prévenir le centre PMS de l'école.

enfant2D'autres manifestations de la pathologie sont plus latentes et donc moins facilement détectables. C'est notamment le cas de l'enfant "parfait" qui s'efforce d'être le plus admirable possible pour nourrir son parent sur le plan narcissique et apaiser son sentiment d'auto-dévalorisation. L'enfant "parfait" passe en général inaperçu car en apparence, il ne semble rencontrer aucun problème alors qu'intérieurement, il est en proie à de fortes anxiétés et à une nervosité extrême. L'enfant "bouc-émissaire" constitue une autre forme de parentification. Selon les dires de Stéphanie Haxhe: "On n’en parle jamais alors que dans la clinique, quand on est thérapeute familiale, on en voit beaucoup. L'enfant bouc-émissaire a généralement un parent qui a subi des choses graves comme des abus sexuels, des maltraitances physiques ou morales. Inconsciemment, il va attendre de son enfant qu'il répare sa vision du monde, qu'il lui redonne confiance en la vie et qu'il efface l'ardoise de toutes les horreurs qu'il a vécues." Cette relation est extrêmement destructrice sur le plan psychologique car l'enfant sera accablé par le poids de la culpabilité. Il va tout tenter pour redonner de l'espérance à son géniteur mais, la tâche étant tellement ardue voire impossible, quoiqu’il fasse... il sera toujours en échec à ses yeux et blâmé pour cela.

Les risques encourus à l'âge adulte

Le fait de réprimer ses envies et de s'oublier soi-même pour veiller à satisfaire son parent peut avoir des répercussions sur le développement psychologique de l'enfant. Cela se traduit généralement à l'adolescence ou à l'âge adulte par des troubles obsessionnels compulsifs ou dépressifs, des angoisses profondes, des questionnements identitaires et dans le pire des cas, des tentatives de suicide. Le risque de voir une relation incestueuse s'installer est également possible car comme l'explique Stéphanie Haxhe: "Si un enfant prend une place de parent et est inconsciemment vu comme un parent, le risque est qu'il soit aussi vu comme un adulte, avec une maturité et des compétences qui dépassent celles d'un enfant". En effet, si le parent ne parvient pas à établir des frontières claires car elles n'ont jamais été définies dans sa propre famille d'origine et que son conjoint n'est ni présent, ni à l'écoute, l'affection recherchée auprès de son enfant peut prendre une tournure sexualisée comme de la séduction ou une tournure sexuelle avec un passage à l'acte.

Quelques remparts

La présence pour le parent "parentifiant" d'un partenaire sur lequel il va pouvoir s'appuyer et se confier peut se révéler bénéfique et protectrice pour l'enfant. L'affection, l'attention et l'écoute que l'adulte va recevoir de son compagnon permettra de faire bouclier et de ne pas concentrer tous ses besoins sur l'enfant. Stéphanie Haxhe constate malheureusement que le parent "parentifiant" tend souvent inconsciemment à répéter le schéma dans lequel il est entraîné et à choisir un partenaire lui-même fragilisé par des manques affectifs liés à son enfance. Malgré ce qu'ils s'apportent mutuellement, certains manques ne seront donc pas comblés et un gouffre affectif les séparera toujours. Dans ce cas, le risque que ce vide soit inconsciemment reporté sur l'enfant est considérable. 

Aux côtés d’une thérapie familiale qui est à privilégier avec des enfants jeunes et/ou des adolescents, une des pistes évoquées par la chercheuse pour améliorer la prise en charge thérapeutique de la parentification est une thérapie de fratrie lorsqu'il y a plusieurs enfants impliqués au lieu d'une thérapie individuelle ciblée sur chacun d'eux. Les frères et sœurs ayant subi cette situation pourraient ainsi partager leurs expériences en consultation collective afin de témoigner de leurs ressentis et de confronter leurs points de vue. Cela contribuerait de plus à ne pas les isoler et donc à briser ce sentiment de solitude dans lequel ils sont cloisonnés. Pour Stéphanie Haxhe, ce genre de thérapie s'avère un bon moyen d'éviter aux enfants de reproduire le même processus à l'âge adulte en devenant à leurs tours des parents "parentifiants".

(1) Stéphanie Haxhe, L’enfant parentifié et sa famille, Toulouse, coll.« Relations », Erès, 2013.


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