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Une histoire du goût
15/04/2013

Naissance de la gastronomie

Une autre révolution significative concerne les pratiques alimentaires, qui se retrouvent métamorphosées en ce début de XVIIIe siècle. Terminées, les tambouilles ultra épicées (les épices étant un signe de richesse au Moyen Âge). Aux oubliettes, les plats aux saveurs aigres-douces. Désormais, la « cuisine moderne », comme on l’appelle alors, distingue le sucré du salé, utilise des herbes aromatiques, privilégie les fruits et les légumes, invente les fonds de sauce. Liés au beurre ou à la farine. Qu’importe, pourvu que cela soit raffiné ! L’alimentation devient un art traversé par les modes, qu’il faut suivre pour rester dans le coup. Celui qui loupe le coche sera perçu comme appartenant à un rang social inférieur. Les cuisiniers se mettent à défendre le « vray goust » et entendent préserver la saveur de chaque aliment. Les livres de recettes célébrant cette « nouvelle cuisine » se multiplient, de plus en plus préfacés par des écrivains contemporains et non plus seulement par les chefs eux-mêmes ou par leurs libraires. La cuisine devient un genre littéraire digne d’intérêt. Les prémisses de la célèbre gastronomie française étaient nées…

Le goût trouve petit à petit ses lettres de noblesse. « Dès qu’il devient un sujet valorisé, tous  les auteurs s’en mêlent ! Montesquieu, Voltaire, Diderot, etc. » Une évolution qui, selon Viktoria von Hoffmann, serait le symptôme d’une individualisation toujours plus forte de la société. « Profite-t-il – ou participe-t-il ?– du développement de la société de consommation […], où la recherche du bonheur personnel devient une valeur sociale ? », s’interroge-t-elle. L’absence de distance de ce sens de contact, son intimité tant décriée alors deviendra son nouveau point fort. Si la culture traditionnelle du XVIIe siècle privilégiait le communautaire, la nouvelle ère qui s’annonce dès le siècle suivant renforce la singularité du sujet. « Le goût est donc célébré pour les raisons mêmes qui ont conduit autrefois à sa mise aux périphéries », résume l’auteure dans sa conclusion.

méditationsgourmandDepuis le début des années 1990, les food studies ont largement contribué à ce mouvement. L’histoire de l’alimentation, longtemps centrée exclusivement sur les pratiques culinaires, se dirige aujourd’hui de plus en plus vers une histoire plus globale des cultures alimentaires, s’efforcant de croiser l’étude des pratiques et des représentations culturelles qui les sous-tendent. La chercheuse constate toutefois la tendance massive des food studies à cantonner l’étude du goût au seul registre culinaire. Or, « comme l’histoire du regard ne se limite pas à l’étude de la peinture, l’histoire de l’odorat à celle des parfums ou l’histoire du toucher à celle de la sexualité, l’histoire du goût est beaucoup plus large que celle de la cuisine, des pratiques alimentaires et de la gastronomie. »

« On assiste aujourd’hui à un phénomène de célébration, dans une société qui se veut de plus en plus hédoniste. Mais on a tendance à oublier que cela n’a pas toujours été le cas, ajoute-t-elle. Il est désormais devenu positif de parler du bien manger. La dévalorisation ne disparaît toutefois jamais complètement, comme en témoigne le peu d’études véritablement consacrées non pas à la cuisine mais au sens du goût. »

Dans son livre, Viktoria von Hoffmann entend donc apporter une nouvelle pierre à l’édifice. Poursuivant son enquête sur les sensorialités basses, elle travaille actuellement sur une histoire du toucher, autre grand mal-aimé dans la hiérarchisation des cinq sens. Après avoir goûté le monde, il faudra donc s’appliquer à le toucher…

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