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Une histoire du goût
15/04/2013

Du goût au bon goût

jean de la croixViktoria von Hoffmann ambitionnait au départ de couvrir l’histoire du goût dans toute l’Europe. Se rendant compte de l’ampleur de la tâche, elle s’est finalement focalisée sur la France, haut lieu culturel et berceau de la gastronomie. Tout en se concentrant sur les XVIIe et XVIIIe siècles. Le choix temporel n’a rien d’un hasard : parmi d’autres raisons, c’est à cette époque qu’apparaît pour la première fois l’usage du terme « goût », pris au sens figuré.

Comment un terme, jusqu’alors hautement méprisé, va-t-il finir par être employé dans le cadre d’un jugement esthétique, synonyme du « beau » ? « Le sens figuré se diffuse d’abord au sein de la littérature spirituelle du XVIe siècle, raconte l’auteure. L’expression est très ancienne dans la tradition chrétienne, on en retrouve même des traces dans la Bible. Mais son usage est pendant longtemps très limité. Ce sont les mystiques du XVIe siècle, auteurs de véritables best-sellers, qui donneront au terme une diffusion inédite. » Ainsi, grâce à Thérèse d’Avila ou à Jean de la Croix, le goût va quitter la sphère matérielle de l’alimentation pour acquérir une connotation spirituelle. « Goûter Dieu » traduit sous ces plumes l’expression d’une expérience indicible. Hautement personnelle. Paradoxalement, l’Eglise, qui a tant décrié ce sens, va contribuer à sa revalorisation…

De fil en aiguille, l’expression se déplace. Un « bon goût » s’invente, désignant cette qualité que tout honnête homme se devait alors de posséder. Une « grâce », un savoir être qui permet de se comporter comme il faut en toutes circonstances. L’homme du monde étant par définition un homme de goût, capable de juger de la qualité des œuvres d’art, le terme « goût » en viendra enfin à désigner le jugement esthétique. À l’époque moderne donc, le goût, pour la première fois, est doté d’un sens spirituel, associé à une forme d’intériorité humaine, ce qui lui permet d’être pensé et discuté. Mais il faudra ensuite attendre le XVIIIe siècle pour que son désormais synonyme gustatif soit véritablement revalorisé. Les « hommes du monde » se mettent à disserter sur le sujet. « Des gens, peut-être, tellement gourmands qu’ils ont voulu parler de cela d’une autre manière, plus positive », avance la chercheuse. « C’est en tout cas l’hypothèse défendue par certains historiens, notamment Jean-Louis Flandrin. »

En réalité, plusieurs phénomènes se croisent. L’émergence de l’empirisme et du sensualisme, d’abord, vient  contrebalancer les idées claires cartésiennes. Deux courants philosophiques qui rendront leurs lettres de noblesses aux cinq sens, désormais considérés comme essentiels et utiles au développement de la connaissance. Bon point pour le goût ? Indirectement. Car si les philosophes de l’époque (Condillac, Locke, Buffon…) célèbrent le toucher ou la vue, la gustation reste toujours périphérique. La vision, par exemple, demeure synonyme de distance et donc d’objectivation, surtout lorsqu’elle est associée au toucher. Mais le goût, sens de contact par excellence, reste encore considéré comme trop intime, souvent présenté comme le sens de l’enfance.

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