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Une histoire du goût

15/04/2013

Trop animal, trop corporel, trop grossier, trop intime, trop intense… Le goût reste le moins valorisé des cinq sens. Dans Goûter le monde, Viktoria von Hoffmann tente de comprendre pourquoi les auteurs se sont jusqu’à présent peu penchés sur la question. L’héritage chrétien, les péchés capitaux, le cartésianisme… y sont pour beaucoup, mais ils ne suffisent pas seuls à expliquer ce discrédit.  Au-delà des pratiques culinaires, l’historienne dresse un portrait riche et savoureux de ce sens délaissé.

COVER Gouter le mondeIl fut un temps où les médecins avaient pris l’habitude de boire les urines de leurs patients afin de déterminer de quels maux ceux-ci étaient frappés. La maladie devait forcément se goûter ! Le goût faisait signe dans les cultures anciennes, à une époque où le monde était pensé à partir d’analogies. Les saveurs des choses étaient un indice fiable des qualités qu’elles auraient sur le corps. Le plaisir et les envies gourmandes étant dictées par le tempérament, on pouvait naturellement s’y fier. De même, les qualités gustatives des liquides excrémentiels servaient à poser un diagnostic. Les généralistes d’aujourd’hui doivent sans doute se réjouir de l’invention de la prise de sang…

C’est cette culture ancienne qui nous paraît si différente de la nôtre, comme en témoigne cette anecdote, que Viktoria von Hoffmann tente de comprendre dans Goûter le monde. Un ouvrage à paraître (1), qui s’inspire de la thèse de doctorat défendue par cette historienne moderniste chargée de recherches FNRS à l’Université de Liège. « Je l’avais défendue en 2010, mais je ne voulais pas l’éditer telle quelle. Je n’y ai plus touché pendant un an et demi, ce qui m’a permis d’avoir une plus grande maturité du sujet. J’ai ensuite réécrit l’intégralité du texte en vue d’en faire un livre. »

Ce livre part d’un constat : de tous les sens développés et maîtrisés par l’homme, le goût se classe rarement parmi les plus importants. Une « sensorialité basse », comme la décrit la chercheuse, considérée comme « la plus grossière et pourtant la plus nécessaire puisque, sans elle, on n’existe pas. » Si, historiquement, la vue et l’ouïe se sont octroyées une place de choix dans les sphères les plus nobles de l’esprit, devenant les thèmes de réflexion d’innombrables ouvrages, rien ou presque n’a été écrit sur le goût. Il existe certes plusieurs travaux relatifs à l’histoire de l’alimentation, mais ils ont tendance à s’attarder exclusivement sur les pratiques alimentaires. « Ceux-ci décrivaient comment les gens cuisinaient, quels ingrédients ils utilisaient, etc. En élargissant mon corpus documentaire à des textes de philosophie, de médecine, de chimie, de mystique, de démonologie, d’esthétique…, j’ai voulu montrer que l’histoire du goût était bien plus riche que cela. »

Mais cette histoire commence d’abord par des silences. « Les silences du goût », titre de son premier chapitre. « Quand j’ai commencé mes recherches, c’était très angoissant : je ne trouvais pas grand chose. Dans les traités des sens par exemple, des pages et des pages de discours de célébration des merveilles de la vue, mais très peu sur le goût. Ce n’est que progressivement, à mesure que j’avançais dans la lecture et l’analyse des sources, que ce silence a commencé à faire sens, devenant révélateur de la construction culturelle du goût comme sensorialité basse. Je me suis aperçue que si l’on ne parlait pas du goût, c’était précisément parce qu’il était dévalorisé. Et par conséquent, les savants et les hommes du monde n’estimaient pas utile de s’attarder sur ce sujet méprisable. »

Animalité

Descartes et son obsession pour les idées claires y sont pour beaucoup. Trop terrestre, trop interne, trop lié au « corps-machine » dépourvu de raison, il ne pouvait que déplaire au philosophe et à ses disciples naturalistes. « Tout ce qui ne relevait pas des idées claires et distinctes – et dont les sens font partie – était évité. Puis ce sens renvoie à notre animalité. Il est difficilement contrôlable et peut facilement conduire à un débordement. Il est aussi trop intime : il est le seul qui permet à une partie du monde de pénétrer à l’intérieur du corps. »

Autre responsable attendue de cette mise au ban : la religion chrétienne. Qui, à force de prôner l’élévation de l’esprit et le détachement vis-à-vis de la matière, finira par considérer le goût comme trop terrestre voire inutile au développement de la pensée. Depuis le Moyen Âge, les saintes anorexiques ne pratiquaient-elles pas le jeûne pour se rapprocher de Dieu et ainsi devenir des âmes d’exception ?

Pour l’historienne, ces pratiques en disent long sur la culpabilisation religieuse qui entoure le goût. « On retrouve déjà des points communs avec l’anorexie telle qu’on la connaît aujourd’hui. Ces saintes voulaient se sentir maîtresses d’elles-mêmes, c’était un moyen pour elles de se donner du pouvoir et de s’opposer à leur famille ainsi qu’à leur hiérarchie. » Une hiérarchie – masculine – qui, déjà à l’époque, voyait ces comportements extrêmes d’un très mauvais œil, au point d’accuser celles qui s’y adonnaient d’être des sorcières ou des malades mentales. Mais certaines finirent par trouver une autre parade : puisqu’il fallait manger, autant anéantir toute notion de plaisir à la nourriture. Quitte à la mélanger avec de la terre ou des cendres. Culpabilisation, encore et toujours…

Gourmandise et gloutonnerie

Sans parler de la gourmandise (assimilée à la gloutonnerie) qui figure en bonne place parmi les sept péchés capitaux. « Même s’il n’a jamais été considéré comme le péché le plus grave, il est celui qui conditionnera tous les autres. Si on cède à celui-là, on cèdera à tous les autres. Icuisine-grassel faut aussi se replacer dans le contexte de l’époque, où la nourriture n’est pas toujours abondante. Quand on mange de trop, on prive forcément les autres... »

Avant l’avènement du christianisme, les hommes de l’Antiquité s’étaient montrés plus enclins à valoriser les plaisirs sensibles et corporels. « Mais la dévalorisation du goût existe bien avant la naissance de la religion chrétienne, notamment chez Platon. Plus que le christianisme, c’est le système philosophique du dualisme entre le corps et l’esprit, le sensible et l’intelligible, qui marque de manière profonde toute l’histoire de la pensée occidentale et qui contribue à discréditer le goût. »

Du goût au bon goût

jean de la croixViktoria von Hoffmann ambitionnait au départ de couvrir l’histoire du goût dans toute l’Europe. Se rendant compte de l’ampleur de la tâche, elle s’est finalement focalisée sur la France, haut lieu culturel et berceau de la gastronomie. Tout en se concentrant sur les XVIIe et XVIIIe siècles. Le choix temporel n’a rien d’un hasard : parmi d’autres raisons, c’est à cette époque qu’apparaît pour la première fois l’usage du terme « goût », pris au sens figuré.

Comment un terme, jusqu’alors hautement méprisé, va-t-il finir par être employé dans le cadre d’un jugement esthétique, synonyme du « beau » ? « Le sens figuré se diffuse d’abord au sein de la littérature spirituelle du XVIe siècle, raconte l’auteure. L’expression est très ancienne dans la tradition chrétienne, on en retrouve même des traces dans la Bible. Mais son usage est pendant longtemps très limité. Ce sont les mystiques du XVIe siècle, auteurs de véritables best-sellers, qui donneront au terme une diffusion inédite. » Ainsi, grâce à Thérèse d’Avila ou à Jean de la Croix, le goût va quitter la sphère matérielle de l’alimentation pour acquérir une connotation spirituelle. « Goûter Dieu » traduit sous ces plumes l’expression d’une expérience indicible. Hautement personnelle. Paradoxalement, l’Eglise, qui a tant décrié ce sens, va contribuer à sa revalorisation…

De fil en aiguille, l’expression se déplace. Un « bon goût » s’invente, désignant cette qualité que tout honnête homme se devait alors de posséder. Une « grâce », un savoir être qui permet de se comporter comme il faut en toutes circonstances. L’homme du monde étant par définition un homme de goût, capable de juger de la qualité des œuvres d’art, le terme « goût » en viendra enfin à désigner le jugement esthétique. À l’époque moderne donc, le goût, pour la première fois, est doté d’un sens spirituel, associé à une forme d’intériorité humaine, ce qui lui permet d’être pensé et discuté. Mais il faudra ensuite attendre le XVIIIe siècle pour que son désormais synonyme gustatif soit véritablement revalorisé. Les « hommes du monde » se mettent à disserter sur le sujet. « Des gens, peut-être, tellement gourmands qu’ils ont voulu parler de cela d’une autre manière, plus positive », avance la chercheuse. « C’est en tout cas l’hypothèse défendue par certains historiens, notamment Jean-Louis Flandrin. »

En réalité, plusieurs phénomènes se croisent. L’émergence de l’empirisme et du sensualisme, d’abord, vient  contrebalancer les idées claires cartésiennes. Deux courants philosophiques qui rendront leurs lettres de noblesses aux cinq sens, désormais considérés comme essentiels et utiles au développement de la connaissance. Bon point pour le goût ? Indirectement. Car si les philosophes de l’époque (Condillac, Locke, Buffon…) célèbrent le toucher ou la vue, la gustation reste toujours périphérique. La vision, par exemple, demeure synonyme de distance et donc d’objectivation, surtout lorsqu’elle est associée au toucher. Mais le goût, sens de contact par excellence, reste encore considéré comme trop intime, souvent présenté comme le sens de l’enfance.

Naissance de la gastronomie

Une autre révolution significative concerne les pratiques alimentaires, qui se retrouvent métamorphosées en ce début de XVIIIe siècle. Terminées, les tambouilles ultra épicées (les épices étant un signe de richesse au Moyen Âge). Aux oubliettes, les plats aux saveurs aigres-douces. Désormais, la « cuisine moderne », comme on l’appelle alors, distingue le sucré du salé, utilise des herbes aromatiques, privilégie les fruits et les légumes, invente les fonds de sauce. Liés au beurre ou à la farine. Qu’importe, pourvu que cela soit raffiné ! L’alimentation devient un art traversé par les modes, qu’il faut suivre pour rester dans le coup. Celui qui loupe le coche sera perçu comme appartenant à un rang social inférieur. Les cuisiniers se mettent à défendre le « vray goust » et entendent préserver la saveur de chaque aliment. Les livres de recettes célébrant cette « nouvelle cuisine » se multiplient, de plus en plus préfacés par des écrivains contemporains et non plus seulement par les chefs eux-mêmes ou par leurs libraires. La cuisine devient un genre littéraire digne d’intérêt. Les prémisses de la célèbre gastronomie française étaient nées…

Le goût trouve petit à petit ses lettres de noblesse. « Dès qu’il devient un sujet valorisé, tous  les auteurs s’en mêlent ! Montesquieu, Voltaire, Diderot, etc. » Une évolution qui, selon Viktoria von Hoffmann, serait le symptôme d’une individualisation toujours plus forte de la société. « Profite-t-il – ou participe-t-il ?– du développement de la société de consommation […], où la recherche du bonheur personnel devient une valeur sociale ? », s’interroge-t-elle. L’absence de distance de ce sens de contact, son intimité tant décriée alors deviendra son nouveau point fort. Si la culture traditionnelle du XVIIe siècle privilégiait le communautaire, la nouvelle ère qui s’annonce dès le siècle suivant renforce la singularité du sujet. « Le goût est donc célébré pour les raisons mêmes qui ont conduit autrefois à sa mise aux périphéries », résume l’auteure dans sa conclusion.

méditationsgourmandDepuis le début des années 1990, les food studies ont largement contribué à ce mouvement. L’histoire de l’alimentation, longtemps centrée exclusivement sur les pratiques culinaires, se dirige aujourd’hui de plus en plus vers une histoire plus globale des cultures alimentaires, s’efforcant de croiser l’étude des pratiques et des représentations culturelles qui les sous-tendent. La chercheuse constate toutefois la tendance massive des food studies à cantonner l’étude du goût au seul registre culinaire. Or, « comme l’histoire du regard ne se limite pas à l’étude de la peinture, l’histoire de l’odorat à celle des parfums ou l’histoire du toucher à celle de la sexualité, l’histoire du goût est beaucoup plus large que celle de la cuisine, des pratiques alimentaires et de la gastronomie. »

« On assiste aujourd’hui à un phénomène de célébration, dans une société qui se veut de plus en plus hédoniste. Mais on a tendance à oublier que cela n’a pas toujours été le cas, ajoute-t-elle. Il est désormais devenu positif de parler du bien manger. La dévalorisation ne disparaît toutefois jamais complètement, comme en témoigne le peu d’études véritablement consacrées non pas à la cuisine mais au sens du goût. »

Dans son livre, Viktoria von Hoffmann entend donc apporter une nouvelle pierre à l’édifice. Poursuivant son enquête sur les sensorialités basses, elle travaille actuellement sur une histoire du toucher, autre grand mal-aimé dans la hiérarchisation des cinq sens. Après avoir goûté le monde, il faudra donc s’appliquer à le toucher…

(1) Goûter le monde. Une histoire culturelle du goût à l'époque moderne, Bruxelles, P.I.E. Peter Lang, coll. "L’Europe Alimentaire”,2013.


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