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Les jeunes, la dépression... et le syndrome du Titanic

26/03/2013

En réalisant 3 études passionnantes qui se complètent et se répondent, Aurore Boulard a permis de mettre en musique, avec des sons originaux, les facteurs et les contextes qui mènent les adolescents vers la dépression. Une manière, aussi, de mieux (re)connaître des indicateurs inquiétants et de cesser de  regarder couler les jeunes ? Sans doute faudrait-il ouvrir davantage l'enseignement à la notion de bien-être, encore absente des préoccupations concernant nos adolescents à l'école. Pourtant, certains d'entre eux y sont harcelés, ou vivent des situations difficiles sans pouvoir, comme un adulte, se projeter dans le futur en modifiant leur présent. "De manière institutionnelle, et en collaboration avec des enseignants, il devrait être possible de s'interroger sur la manière de vivre ensemble à l'école", assure Aurore Boulard. Qui suggère donc de créer, en secondaires, des groupes de paroles à fréquence régulière.

Il y a, autour du thème de la dépression de l'adolescent, trop d'airs qui sonnent faux et empêchent d'entendre. Dans sa thèse : "De l'humeur dépressive à la dépression chez l'adolescent : Statistiques et narrativité" (1), Aurore Boulard, assistante à l’Université de Liège et psychologue à la Clinique Psychologique et Logopédique Universitaire, a pris une baguette de chef d'orchestre pour faire comprendre le fond et les formes de la dépression chez les adolescents. Du coup, elle met en évidence des indicateurs importants, jusqu'alors souvent méconnus ou sous-estimés chez les jeunes dépressifs. En revisitant l'importance des pairs, de l'amitié intime, de l'exclusion, de la violence verbale mais, aussi, le rôle des parents, celui de l'âge de la puberté ou ce que révèlent les récits de vie et le vocabulaire employé par les jeunes, Aurore Boulard projette une nouvelle lumière sur ce phénomène. De quoi, au final, le considérer d'une toute autre manière...

On estime que de 5 à 7 % des adolescents connaissent un épisode dépressif majeur (EDM). Les filles sont deux fois plus touchées que les garçons par ces dépressions qui, dans les deux tiers des cas, ne sont pas médicalement soignées, rappelle la psychologue. Le risque ? Voir se développer des troubles du caractère, des échecs scolaires, des dépendances, des conduites suicidaires : dans les 3 ans qui suivent le diagnostic d'EDM, 70 % des jeunes font une tentative de suicide. Non traitée, la dépression peut, aussi, devenir récurrente et chronique à l'âge adulte. Elle se présente alors sous une forme plus sévère et plus invalidante que lors du développement d'une dépression plus tardive. Pourtant, la dépression reste peu diagnostiquée pendant l'adolescence. Et pour cause : face à elle, souvent, on se trompe de symptômes.

Tout faux, ou presque

"Comme le dit le Pr Jean Dumas (Université de Genève, en Suisse), pour poser un diagnostic chez les jeunes, on effectue, à tort, presqu'un copié-collé des symptômes de la dépression chez l'adulte, rappelle Aurore Boulard. Or, chez eux, elle n'a pas les mêmes expressions ni les mêmes manifestations." A cette étiquette falsifiée dès le départ, s'ajoute un autre facteur : il existe une idée répandue selon laquelle les adolescents font une crise qui les pousse à broyer du noir, à ne plus avertir de leurs sorties, à ne plus adresser la parole à leurs parents, à fuguer, etc. Souvent, on considère aussi qu'il ne s'agit que d'une passade qui cessera à la fin de la crise. "Bien sûr, nul ne peut nier que le jeune teste ses limites et celles de son entourage ou qu'il traverse des sensations de haut et de bas. Mais ce constat ne permet pas d'oublier qu'il existe, aussi, une pathologie plus lourde qui ne doit pas être confondue avec le mal de vivre de l'adolescent", souligne la psychologue.

Ado-suicide-©foruforever"Mieux considérer certains indicateurs - une chute des résultats scolaires y figure en bonne place - pourrait justement nous permettre de mieux faire la différence. De même, il faudrait être davantage averti du fait que, chez les jeunes, les symptômes de la dépression varient avec l'âge. Ce n'est que progressivement qu'ils se rapprochent de ceux des adultes. Vers 12 ans, ces symptômes s'expriment principalement par un ensemble de plaintes somatiques. Vers 14-15 ans, c'est l'irritabilité qui domine. Vers 18 ans, elle fait place à la tristesse et aux tentatives de suicide", précise-t-elle. Peu d'adolescents expriment donc clairement une plainte de nature dépressive. En revanche, ils vivent un ensemble de symptômes hétérogènes, souvent dépendants les uns des autres, alors qu'une série de facteurs de risques finissent par se conjuguer pour les mener à la dépression.

Dans sa thèse, Aurore Boulard présente et regroupe 3 recherches. Elles lui ont permis de mieux cerner la pathologie complexe qu'est la dépression, en particulier à l'adolescence. Elle a commencé par adapter, et par valider, des tests d'échelles de mesure de cette pathologie. Ils lui ont principalement permis de décrypter le vécu subjectif des adolescents par rapport à leur sphère sociale et plus intime. Elle a ainsi étudié l'influence de l'école - un lieu essentiel de socialisation-, mais, aussi, celle du groupe des pairs, car l'acceptation ou le rejet joue un rôle important sur la santé mentale du jeune. Les amitiés intimes ont également été investiguées. Positives, elles ont un effet sur l'estime de soi et l'adaptation sociale. Négatives, elles sont, principalement chez les filles, une source de stress, d'un haut niveau d'anxiété et de dépression. L'effet de la puberté et, surtout, du timing pubertaire perçu, ont également été observés en fonction de la perception du jeune d'être en retard ou en avance par rapport à ses pairs.

Le poids des agressions

L'école forme un tout, au sein duquel les influences des pairs, des adultes, du modèle de l'établissement (il peut être élitiste, par exemple) interagissent et influent sur le bien-être de l'adolescent. L'ensemble des facteurs impliqués - y compris les comportements de harcèlement- a été analysé par Aurore Boulard au sein d'un modèle complet utilisé pour sa première enquête sur "Le contexte social à l'école et ses liens avec la depressive mood" (l'humeur depressive). Ces résultats sont issus d’une recherche plus large sur la victimisation scolaire menée en 2003 en collaboration avec l’UCL dans 38 établissements scolaires des 3 filières de l'enseignement et auprès de 2896 étudiants de 12 à 18 ans. Ils ont répondu à un questionnaire de cinquante minutes.

La psychologue a ainsi pu confirmer que les scores de la dépression étaient 2 fois plus élevés chez les filles de 15 ans que chez les garçons. Elle a, également, mis en évidence des variables, prédicteurs de la dépression : le genre de l'adolescent, son âge, mais, aussi, la présence d'agressions verbales, d'un sentiment d'exclusion, ainsi que les résultats scolaires et, ce qui peut paraître étonnant - y compris, dans un premier temps, aux yeux des chercheurs -, les comportements prosociaux.

"Les adolescents les plus à haut risque de dépression ont tendance à rechercher le contact avec les autres, explique la psychologue. Ils sont toujours prêts à aider les autres ou se montrent attentifs à ce que tout le monde soit bien intégré. Plusieurs hypothèses permettent d'expliquer cette attitude. On peut tout d'abord penser qu'un jeune qui vit lui-même un phénomène d'exclusion, ou qui se sent mal intégré, est sans doute plus attentif ou plus sensible aux humeurs des autres. Il tente peut-être également de ne pas reproduire des comportements qui le blessent. De plus, lorsqu'un adolescent sent qu'il décroche du groupe de pairs, il essaie de s'y raccrocher à tout prix. Une sorte de comportement  de survie le pousse alors à être 'gentil' pour garder un lien social important, sinon vital, à cet âge."

Pourtant, ces comportements prosociaux sont loin de tout régler... au contraire. "Ces efforts pourraient être mal perçus et conduire à favoriser l'exclusion", prévient Aurore Boulard. Un autre facteur mérite d'être mis en parallèle avec ce premier constat : celui du poids des amitiés intimes (investiguées dans la deuxième recherche). Quel que soit l'âge, le fait de ne pas avoir de meilleur ami du même sexe que soi (et ce, même lorsque l'on a un ou des amis intimes de l'autre genre) est hautement corrélé avec le sentiment dépressif. Dans ce contexte, il est également important d'appréhender l'attitude de l'adolescent -et surtout, de l'adolescente- qui compte un grand ami intime. "Les filles, en particulier, risquent d'être en demande d'une relation forte et exclusive. En fait, elles se raccrochent à cette amie, qui les empêche de 'décrocher'. Si cette relation craque, ou si elle ne correspond pas à leurs exigences, souvent élevées, le risque s'accroît de plonger dans une dépression susceptible de mener à une hospitalisation...", signale la psychologue.

Autre élément peu connu et mis en évidence dans cette première recherche d'Aurore Boulard, celui des effets des agressions verbales sur l'augmentation de l'humeur dépressive, et son impact sur les facteurs pouvant mener à la dépression grave. "Les jeunes n'aiment pas faire état de paroles blessantes dont ils font l'objet, pas plus qu'ils ne s'expriment, en général, lorsqu'ils se sentent exclus du groupe. Très souvent, les agressions verbales ne sont pas repérées par les enseignants ou par le personnel scolaire, ne serait-ce que parce qu'il est difficile de s'en rendre compte lorsque l'on passe seulement quelques heures, réparties sur une semaine, avec les jeunes. En pratique, ce phénomène est donc minimisé par les adolescents et par les professeurs", constate-t-elle.

moqueries-adosPourtant, les mots font mal. Le jeune régulièrement agressé verbalement présente aussi le risque de devenir la brebis galeuse, celui que l'on exclut. "L'une des tâches de l'adolescence consiste à apprendre à vivre en groupe : si le jeune aime l'école, c'est pour les copains qu'il s'y fait. Il est vital, pour lui, d'appartenir à un groupe. Lorsqu'il en est exclu, il est également privé des compétences à acquérir à travers ce groupe et des questions, des remises en questions, des sentiments de doutes auxquels les autres sont confrontés", détaille la psychologue.

Elle remarque également qu'à côté des victimes de harcèlement, les "bourreaux" peuvent, aussi, ne pas aller bien. Ainsi, certains d'entre eux ont eux-mêmes été harcelés (ou ont vécu de l'agressivité au sein de leur famille), ce qui les a conduit à développer une ligne de développement fondée sur un fonctionnement agressif... "Chez les filles, en particulier, tant les parents que les professeurs ne vont sans doute pas associer l'agressivité à la dépression", précise encore la clinicienne, qui pointe ici un des signes auxquels il serait possible d'être davantage vigilant...

L'irritabilité, un feu rouge

En 2011-2012, la deuxième recherche de la psychologue a été consacrée aux "Liens entre l'humeur dépressive et les relations intimes avec le parents et les amis". Dans 11 établissements scolaires, la recherche a impliqué 1496 adolescents, regroupés selon leur âge (12, 14 ou 16 ans). Elle a permis, entre autres, de confirmer que les adolescents exprimaient leurs affects (sentiments) dépressifs par des aspects somatiques (comme des maux de tête ou des maux d'estomac). Au "hit-parade" des signes évocateurs, l'irritabilité occupe également une place marquante. "Alors que, dans l'esprit du grand public, ce signe est rarement connoté à la dépression, il est l'un des critères ou des symptômes les plus annonciateurs que l'on trouve chez les filles", constate Aurore Boulard.

Les filles se montrent cependant plus tristes, plus déprimées (surtout pour les plus âgées d'entre elles) ou sont plus sujettes aux crises de larmes que les garçons. Chez elles, les problèmes dépressifs sont souvent accompagnés de troubles du comportement alimentaire, en particulier vers la quinzaine.

"Au final, quatre items sont davantage  marqués chez les filles et les garçons : se sentir sans énergie, être irritable, douter de sa valeur, se sentir mal dans sa peau. Chez les filles, on peut y ajouter le fait de pleurer facilement et, chez les garçons, d'avoir un problème de concentration", note la psychologue.

Cette deuxième étude a également souligné que l'attachement parental a, certes, une influence sur l'humeur dépressive, mais qu'elle n'intervient pas en tout premier lieu. "En fait, cette influence se manifeste en balance avec les événements de vie, qui occupent une place toute aussi importante, détaille la psychologue. Cet éclairage concernant l'attachement parental pourrait permettre de rassurer certains parents culpabilisés."

En effet, ils se sentent souvent les premiers coupables de ce qu'ils vivent comme un "ratage" éducatif ayant mené leur enfant à la dépression. L'échelle subjective qui a été soumise aux adolescents impliqués dans l'étude a ainsi montré que ceux qui présentaient des scores élevés de dépression estimaient avoir reçu peu de marques de soins, d'affection, d'écoute, d'empathie de parents jugés par ailleurs "contrôlants", parce qu'ils imposent des règles très strictes, empêchent de sortir, lisent le courrier, etc. Néanmoins, il serait erroné d'imaginer que toutes les difficultés surviennent en raison de l'attachement familial, même s'il figure parmi les facteurs de risque. Enfin, une observation importante complète ce bilan du lien entre la dépression et la situation familiale : ce lien est le plus fort non pas quand l'adolescent vit avec un seul de ses parents, mais lorsqu'il habite avec une autre personne que son père ou sa mère.

Ni trop tôt ni trop tard

Cette deuxième étude a également mis en évidence l'importance du timing pubertaire perçu, un phénomène encore assez peu étudié par les psychologues. "Nous pressentions que le problème risquait de se situer autour de la difficulté à accepter ses différences par rapport aux autres", explique la psychologue. La question posée aux jeunes a donc concerné leur ressenti et leur manière de se positionner, sur ce thème de la puberté, par rapport aux autres.

Deux catégories de jeunes ont obtenu de hauts scores de dépression : ceux très en avance et ceux très en retard. "Quelle qu'elle soit, la déviation par rapport au groupe d'appartenance est très stressante", constate Aurore Boulard dans sa thèse. Ainsi, la puberté tardive entraîne l'exclusion du groupe de pairs de même sexe. Elle isole, tout en insécurisant le jeune par rapport à son physique. Elle lui donne aussi le sentiment d'être jugé, un point déterminant face à la dépression. Les filles qui déclarent être en retard sont aussi celles qui ont les plus hauts scores de dépression. Quant à la puberté précoce, elle s'avère tout aussi perturbante chez elles...

Une fois encore, les deux premières recherches se sont donc complétées : elles ont montré que pour la dépression sévère, les agressions verbales, le timing pubertaire perçu, et le jugement des autres qui en découle, entraînent, pour les filles et les garçons, les mêmes raisons de se sentir mal... 

Les mots des maux

En choisissant de s'intéresser aux parcours de vie, la troisième étude présentée dans cette thèse est réellement sortie des sentiers battus. Elle a été réalisée d'après les témoignages de 60 jeunes, répartis en groupe statistiquement représentatifs de 20, comprenant chacun 13 filles et 7 garçons. Ils ont été rencontrés en face à face pendant 50 minutes. A côté du groupe de ceux présentant un faible score aux échelles de dépression, un autre était composé d'adolescents dépressifs scolarisés et, le dernier, d'adolescents dépressifs hospitalisés en pédopsychiatrie pour un épisode dépressif majeur.

L'objectif de la psychologue était d'étudier et de comparer, en fonction des groupes, le contenu et la forme des ces différents récits, et de voir s'ils différaient en fonction du score de dépression. Afin d'y parvenir de la manière la plus scientifique possible, un logiciel a permis de classifier tant la syntaxe que l'utilisation et la répétition des mots. "Au-delà de tout courant de la psychologie et de toute interprétation pouvant être liée aux mots, le logiciel a donc fourni un matériel brut, pointu, qui objectivait les propos que l'on entend en provenance des adolescents", remarque Aurore Boulard.

La narration permet de donner un sens à l'expérience de développement identitaire, une des tâches psychosociales les plus importantes de l'adolescence. Elle dépasse le simple rapport d'événements, parce qu'elle est également porteuse d'émotions et qu'elle contribue à apporter du sens, pour les autres et pour soi. A travers son récit de vie, l'adolescent commence à reconstruire son passé, son présent tel qu'il le perçoit et (normalement) il anticipe son futur. Il livre donc une histoire qui fait sens pour lui ou pour les personnes auxquelles il s'adresse. En livrant ses histoires de vie, il dit aussi : "C'est de cette manière que je veux que vous me compreniez aujourd'hui."

Pour tous les jeunes, la seule question posée était celle-ci : "Qu'est-ce qui a fait que tu es devenu ce que tu es aujourd'hui?" Lorsque cette interrogation ne semblait pas assez claire à l'adolescent, elle était complétée sous cette forme : "Est-ce qu'il y a des événements positifs ou négatifs qui ont fait que tu es devenu ce que tu es aujourd'hui ?"

L'analyse des récits a montré que les jeunes déprimés prononcent moins de mots que les autres. Entre les adolescents déprimés scolarisés et ceux hospitalisés, on note également une grande différence entre les mots employés et les redondances du récit (plus fréquentes en cas d'hospitalisation). Les personnes hospitalisées mettent davantage de temps à commencer leur récit, font de plus longues pauses, parlent d'une voix plus basse, moins forte, et manifestent davantage d'émotions.

Quand le "je" est déprimé

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Les jeunes non-déprimés utilisent le "je" suivi d'un subjectif : "je sais, je pense, je trouve, j'aime", mais, aussi, le "on" ou le "nous" dans lequel ils englobent d'autres personnes. Ils peuvent se projeter dans un futur conditionnel ("j'aimerais"). Ils insistent sur les facteurs qui ont contribué à construire leur identité, ils évoquent des groupes de personnes comme les parents, la famille, les amis. Ils abordent des thèmes concernant leurs loisirs ou leurs groupes d'appartenance.

Pour les déprimés, c'est une autre histoire ! Leur "je" est complété par être ou avoir à l'imparfait. Ils parlent de personnes seules (le père, la mère, le copain). Mais, entre les jeunes hospitalisés et les autres, à nouveau, on entend de grandes différences. Même s'ils évoquent le monde extérieur (avec des sorties, la ville, des gens), les propos des adolescents dépressifs scolarisés tournent largement autour de l'école. Et lorsqu'ils pensent à leur futur, c'est sur un plan professionnel.

Les jeunes hospitalisés, eux, contextualisent leur réponse en fonction de leur maladie dépressive, autour de laquelle ils se définissent. Leurs discours est caractérisé par la présence significative de l'expression : "j'ai l'impression", souvent suivie d'un sentiment de rejet, d'abandon, d'infériorité. Ces jeunes, qui rapportent le plus d'événements de vie négatifs, sont aussi ceux qui ont "le plus de mal à se décentrer d'un événement négatif, à prendre du recul, à voir les apports dans leur vie. Ils montrent des difficultés à rassembler leurs événements de vie dans un tout cohérent", note Aurore Boulard.

"Plusieurs points nous ont étonnés, poursuit la psychologue. Ainsi, lorsque l'adolescent va bien, il exprime que ses hobbies, c'est-à-dire ce qu'il a choisi de faire en dehors de ses choix parentaux, lui ont permis de devenir ce qu'il est. Les jeunes se définissent donc avant tout par ce qui relève de leurs propres choix." Ce paramètre est complètement absent chez les adolescents déprimés.

Les jeunes hospitalisés, au milieu des personnes isolées qu'ils évoquent dans leurs récits d'événements négatifs, souvent liés à la sphère familiale, se décrivent aussi comme très seuls. Quant à ceux qui restent scolarisés, ils polarisent leurs discours autour de l'aspect cognitif lié à l'école et autour de leurs événements de vie difficiles. En fait, dans la mesure où ils ne maîtrisent pas leur vie familiale (le divorce, la maladie...), ils misent tout sur l'école, comme le ferait un adulte qui se concentrerait sur son travail si sa vie privée battait de l'aile. Demain, pour eux, se résume à leur avenir professionnel. "Comme me l'a dit une jeune fille : 'J'ai choisi de faire la coiffure pour être indépendante dans 3 ans'", raconte Aurore Boulard.

Mais, quand on rencontre des difficultés personnelles et familiales importantes, il ne suffit pas de se focaliser sur l'école pour régler ses problèmes, bien au contraire. En effet, elle n'est pas forcément une planche de salut. "Les récits de vie confirment que l'école est stressante, souligne la psychologue. Des difficultés scolaires ou d'orientation ou de capacité à faire des études supérieures peuvent survenir. De plus, les résultats scolaires sont corrélés négativement avec l'humeur dépressive : la baisse des capacités de concentration, les problèmes de sommeil, les pertes d'intérêt ou le peu d'initiatives personnelles dues à la dépression ne favorisent pas les bons résultats..."

Le bien-être, à l'école, aussi

Cette thèse ouvre sur un grand nombre de réflexions ou même de pistes d'action. C'est le cas, par exemple, des conséquences que l'on peut tirer des résultats et de l'analyse des récits de vie des adolescents déprimés scolarisés. "L'angoisse de l'école est clairement présente chez eux, insiste la psychologue-clinicienne. Le corps enseignant pourrait être attentif à le percevoir et à se poser des questions. Un jeune qui cherche à être le meilleur le fait-il parce qu'il va mal? Se focalise-t-il uniquement sur ses études ? Ou bien continue-t-il à avoir des copains et à être bien avec eux ?"

De manière plus générale, plaide la psychologue, sans doute faudrait-il ouvrir davantage l'enseignement à la notion de bien-être, utilisée pour le monde du travail mais encore absente des préoccupations concernant nos adolescents à l'école. Pourtant, certains d'entre eux y sont harcelés, ou vivent des situations difficiles sans pouvoir, comme un adulte, se projeter dans le futur en modifiant leur présent. "De manière institutionnelle, et en collaboration avec les enseignants, il devrait être possible de s'interroger sur la manière de vivre ensemble à l'école", assure Aurore Boulard. Elle suggère donc de créer, en secondaires, des groupes de paroles à une fréquence régulière.

La psychologue pointe aussi l'intérêt de sensibiliser les enseignants à une vigilance accrue face à un changement qui mène un adolescent à devenir irritable, à répondre, à se battre ou à paniquer de manière démesurée aux moments des examens. "Cela vaut la peine de s'interroger sur cette modification de comportement et d'essayer de voir si un mal-être n'est pas en train de s'installer chez le jeune, avec un risque de dépression majeure", dit-elle.

Elle aimerait également pouvoir investiguer d'autres pistes nées de réflexions issues de sa thèse : "On estime actuellement qu'une moitié ou les deux tiers des jeunes ayant traversé une humeur dépressive sévère s'en sortent. Chez les autres, de 2 à 3% d'entre eux se retrouvent à l'hôpital. Pourquoi certains jeunes seulement sont-ils hospitalisés? Pour expliquer cette situation, une hypothèse liée aux liens sociaux mériterait d'être vérifiée : tous les adolescents hospitalisés racontent avoir eu des événements de vie difficiles au niveau familial, mais ceux qui sont scolarisés font de même. La différence entre les deux groupes pourrait venir du maintien, chez les jeunes scolarisés, d'un lien social à l'extérieur de leur famille ou de l'énergie qu'ils trouvent encore à essayer de s'en créer. Si ce lien social cède, ils n'ont plus rien à quoi se raccrocher et la possibilité d'une hospitalisation augmente."
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Une autre question intéresse aussi la psychologue : que deviennent les adolescents dépressifs, mais non hospitalisés, et qui ne parviennent pas à se défaire de leur pathologie? Certains, pense-t-elle, pourraient s'orienter vers un parcours de délinquance, en retournant leur agressivité contre les autres. Or, en particulier chez les garçons, on ne pense pas forcément que la dépression peut s'externaliser vers un comportement de délinquance. "J'aimerais pouvoir entamer une nouvelle étude autour du thème suivant : 'La dépression précède-t-elle la délinquance et, si c'est le cas, dans quel pourcentage de cas?'"

En attendant de tels compléments d'études, la mise en évidence, dans la thèse, de deux variables importantes - le jugement et le timing pubertaire perçu- devrait permettre de mieux appréhender la dépression chez les adolescents. "Ces recherches ont montré que l'exclusion, les agressions verbales et le sentiment d'être jugé par les pairs jouent un rôle majeur sur le bien-être de l'adolescent, alors souvent isolé. De plus, son humeur dépressive donne des signaux de faiblesse propices aux attaques et à l'instauration d'une situation de harcèlement qui, ajoutée à des relations sociales minimes, sont  fortement liées au développement de sentiments dépressifs et d'idées suicidaires (surtout chez les filles)", précise la psychologue. Ainsi présenté, on comprend qu'Aurore Boulard puisse évoquer la présence d'une véritable spirale dépressive.

Comme dans le Titanic, que l'eau envahit cale par cale, provoquant progressivement le naufrage, les jeunes seraient pris dans un tourbillon au sein duquel, petit à petit, tout s'enchaîne et les mène vers la dépression : ils vivent des difficultés familiales ou des événements de vie qui entraînent une humeur dépressive et un changement comportemental, avec de l'irritabilité, de l'instabilité ou de l'agressivité. Souvent, ils tentent alors de se raccrocher à leur scolarité et à des comportements prosociaux et de réassurance. Mais cela n'empêche pas -au contraire, parfois-  des problèmes avec les pairs, à leur tour à l'origine d'exclusion et d'échecs scolaires. Cumulés, ces éléments agissent comme des facteurs de vulnérabilité supplémentaires. Une cale après l'autre, tout prend l'eau avant de couler... La thèse d'Aurore Boulard devrait donner des armes à tout ceux qui refusent de faire seulement partie de l'orchestre, en attendant le naufrage...

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Des maux de ventre, une irritabilité plus prononcée, un manque de concentration... Rien d'étonnant pour un adolescent ?
Pour Aurore Boulard, ce peut être les symptômes d'une dépression.

(1) Thèse de doctorat soutenue le 14 décembre 2012 devant un jury composé des Prs Jean-Marie Gauthier (promoteur), Michel Born (ULg), Etienne Quertemont (ULg), Luc Goossens (KUL) et Jean Dumas (Université de Genève).


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