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Article rédigé par : Karin Rondia

D'après les recherches de :

Des balles magiques contre le cancer ?

Visionnaire, le célèbre immunologiste et Prix Nobel de médecine Paul Ehrlich avait déjà imaginé, au tout début du XXè siècle, de faire appel à des  « magic bullets » pour cibler précisément les micro-organismes que l’on voulait soumettre à l’action de « toxines » sans en inonder l’organisme. Il a pourtant encore fallu attendre trois-quarts de siècle avant de voir apparaître les premières recherches sur les liposomes. Qui nous plongent illico dans le futur, direction les nanotechnologies ! Les défis à relever sont en effet redoutables : il faut fabriquer un vecteur adéquat, cibler la cellule malade et protéger le principe actif mais celui-ci doit pouvoir être largué au bon moment sur sa cible !

Ehrlich était déjà bien conscient de la puissance aveugle de certains remèdes administrés par voie générale, qui provoquent des effets toxiques parfois aussi redoutables que le mal qu’ils entendent traiter. Il ne connaissait pourtant pas encore les antibiotiques, qui anéantissent la flore commensale en même temps que les bactéries pathogènes, ni les chimiothérapies anticancéreuses, censées détruire les cellules tumorales mais au prix de nombreux dommages collatéraux.

nanocapsuleLa nouvelle science appelée « nanomédecine » ou « nanopharmacie » cherche à mettre au point des « transporteurs » (que nous appellerons  « vecteurs » pour ne pas paraître ignares) capables d’atteindre spécifiquement un organe malade ou une tumeur et d’y libérer le principe actif qu’ils véhiculent. D’une certaine façon, c’est une étape incontournable pour les progrès futurs : si l’on veut recourir à des molécules de plus en plus toxiques et/ou à des doses de plus en plus fortes, pour vaincre certains cancers, ce ne sera possible qu’en parvenant à les cibler avec précision. Et comme pour les atteindre il faut généralement transiter par la circulation sanguine, l’idéal serait de pouvoir les y faire passer « incognito », et de ne les activer qu’au contact de leur cible.

Une autre voie de recherche qui pourra aussi bénéficier de la nanopharmacie est la thérapie génique, car le matériel génétique tout comme les peptides, les protéines, etc., seraient tout de suite dégradés dans l’organisme si on les injectait sans protection (Notons ici que la thérapie génique utilise aussi des vecteurs viraux, qui ne sont pas envisagés dans le cadre de cet article).

« Le défi que nous devons relever en nanopharmacie est donc double, souligne Géraldine Piel, chef de travaux dans le service de pharmacie galénique de l’Université de Liège : cibler la cellule malade et protéger le principe actif. » Et comme nous allons le voir, c’est plus facile à dire qu’à faire !

Ciblage actif ou passif

Commençons par le ciblage : il peut être actif ou passif. Si la cible est identifiée/identifiable par des caractéristiques biochimiques ou immunologiques, on peut tenter de diriger le principe actif spécifiquement vers elle en mettant à la surface des vecteurs des « ligands d’adressage » capables de la reconnaître. Le « site d’adressage » de la cible peut être un récepteur particulier surexprimé dans le tissu malade, de petits peptides spécifiques, ou tout simplement de l’acide folique (les tumeurs portent souvent de nombreux récepteurs aux folates). Mais tout ceci n’est encore qu’à l’état de projets : il n’existe pas encore sur le marché de vecteurs à ciblage actif.

Par contre, le ciblage passif semble plus près du but. En effet, on peut aussi jouer sur la taille ou sur des modifications de surface du vecteur pour atteindre la cible. Par exemple, on sait qu’autour d’un site inflammatoire ou tumoral, le recouvrement interne des vaisseaux sanguins (endothélium) est altéré et présente des fenestrations d’environ 500 nanomètres de diamètre; si les nanovecteurs ont une taille inférieure (entre 100 et 200 nm), ils peuvent s’y glisser et s’accumuler spécifiquement à ces endroits. C’est donc un ciblage passif par le seul effet de la taille du vecteur, sans véritable reconnaissance immunologique ou via un récepteur particulier de la cible.

Avançons masqués

Comme mentionné plus haut, les principes actifs utilisés sont souvent des molécules biologiques, qui risquent d’être repérées par les opsonines du système immunitaire dès leur entrée dans le torrent sanguin, et donc détruites avant d’atteindre leur cible. La tactique la plus courante est donc de les « masquer » pour qu’elles passent inaperçues.

Les vecteurs de première génération étaient de simples liposomes : le principe actif était encapsulé dans une bicouche lipidique. Mais ces nanovecteurs de première génération étaient reconnus par les opsonines dès leur injection, et échouaient au niveau du foie où ils s’accumulaient. Cela convenait donc pour traiter...le foie. Et on les a effectivement utilisés pour cibler des cancers hépatiques.

Pour éviter l’opsonisation, certains ont eu l’idée de greffer sur les liposomes des molécules de polymères (polyéthylène-glycol = PEG), ce qui donne des liposomes « chevelus », masquant sous leur toison les motifs immunologiques reconnaissables par les opsonines. Ces vecteurs sont aujourd’hui connus sous le nom de liposomes pégylés. Pour la petite histoire, on les a aussi appelés « liposomes furtifs » parce qu’ils ont été développés à l’époque de la guerre du Golfe, quand le grand public a entendu parler pour la première fois des avions furtifs, d’où ce surnom analogique. Les liposomes chevelus sont dits « à rémanence vasculaire prolongée » parce qu’ils peuvent rester longtemps sous leur « masque » dans la circulation générale, ce qui leur laisse le temps de s’infiltrer là où l’endothélium vasculaire est fenestré, c'est-à-dire souvent au niveau d’un organe malade.

« Mais on se rend compte que protéger la molécule active et l’amener là où elle doit agir, ce n’est pas encore suffisant, reprend Géraldine Piel. On va donc vers une complexification de ces vecteurs, avec une troisième génération de liposomes (on leur ajoute des marqueurs de reconnaissance biomoléculaire, comme de l’acide folique, des antigènes, des peptides, etc. qui vont permettre un ciblage encore plus précis – on rejoint donc là les projets de ciblage actif) et probablement une quatrième génération. Ces derniers porteront, outre l’enveloppe complexe et la molécule active, des molécules qui réagiront à un stimulus pour libérer le principe actif.  » Car voilà bien un défi supplémentaire, non prévu au départ…

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Déclencher au bon moment

Admettons que le nanovecteur soit arrivé intact à bon port, sa mission n’en est pas pour autant accomplie. Car si le principe actif encapsulé n’a pas été relargué en cours de route, il faut à présent qu’il soit libéré au niveau de la cellule-cible. Pour cela, la première étape est de s’assurer qu’il parvienne à y pénétrer, ce qui se fait le plus souvent par endocytose, et apparemment sans trop de problèmes.

Mais ensuite, comment faire pour que le vecteur libère le principe actif ? Là aussi différents artifices sont mis en place, pour tenter de faire réagir la capsule à des stimuli qu’elle ne rencontrera qu’au niveau intracellulaire. « Par exemple, explique Géraldine Piel, comme on sait que le pH est plus acide au niveau intracellulaire, et en particulier dans les cellules tumorales, on peut choisir pour l’encapsulation des composés qui changent de structure quand le pH devient plus acide, ce qui provoque un éclatement de la vésicule. »

On peut aussi utiliser des stimuli extérieurs, par exemple en choisissant des lipides sensibles à la température. On les injecte par voie intraveineuse dans la circulation générale, puis on place une source de chaleur à proximité de la tumeur (mais déjà la température de la tumeur est en général légèrement plus élevée que celle des tissus avoisinants). « Il existe déjà un exemple concret de cette approche, signale Géraldine Piel. C’est un liposome de deuxième génération sensible à la chaleur, à base de doxorubicine (un agent de chimiothérapie dont la toxicité cardiaque est importante) qui sera commercialisé dans le courant de 2013. » L’administration de ce produit destiné au cancer du foie et du poumon sera combinée à des techniques de réchauffement spécifique du site cancéreux.

Il est également possible d’activer le principe actif via un stimulus lumineux ou magnétique. Il existe par exemple un médicament contre la dégénérescence maculaire de la rétine (DMLA) qui réagit à une illumination de la rétine en libérant le principe actif. Certains songent aussi à insérer dans le montage des petites particules magnétiques qui vont réagir à des variations de champ magnétique. Ou d’agents de visualisation (particule métallique) pour pouvoir vérifier par imagerie médicale que le principe actif est arrivé à bon port. « On se heurte à beaucoup plus de barrières que ce que l’on pensait au départ et c’est ce qui explique qu’il n’y ait encore que très peu de produits sur le marché, résume Géraldine Piel. Il va falloir combiner des actions à plusieurs niveaux pour pouvoir délivrer de façon efficace les molécules actives. » Ce qui va aussi augmenter leur coût…

Il n’existe à l’heure actuelle qu’une quinzaine de spécialités commercialisées dans le monde, dont 13 à base de liposomes. Ces vecteurs sont uniquement utilisables en milieu hospitalier.

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Véritablement multidisciplinaire

Concrètement, comment fabrique-t-on un vecteur ? «  Les chimistes nous façonnent des polymères « sur mesure », explique Géraldine Piel. Ainsi, des polyméristes de l’Université de Mons développent de nouveaux polymères prévus pour réagir à toute une série de stimuli. Par exemple, pour interagir avec des si-RNA, qui ont des charges négatives, il faut des polymères portant des charges positives. Nous les combinons donc avec des lipides ou des polymères cationiques. Le tout est aussi de trouver le bon rapport pour obtenir au final un objet qui a une charge légèrement positive – mais pas trop sinon c’est toxique ! –  parce que la surface des cellules porte des groupements négatifs. Nous pouvons donc jouer sur les affinités de la particule avec la cellule. » Bref, il faut arriver à une particule qui a la bonne taille, la bonne charge, des polymères suffisamment efficaces pour masquer le principe actif aux « yeux » des opsonines…

Ensuite, la formulation doit être testée, ce qui se fait en étroite collaboration avec d’autres laboratoires de recherche. L’évaluation de l’efficacité du vecteur se fait d’abord sur des modèles de culture cellulaire avant de passer sur des modèles in vivo, en général des souris. Des phases qui sont menées, selon la nature des projets, soit avec le laboratoire de biologie des tumeurs et du développement des Professeurs Foidart et Noël (LBTD), soit avec le laboratoire de recherche sur les métastases du Professeur Castronovo (LRM), soit encore avec le service d’anatomo-pathologie du Professeur Delvenne (LAP). Les essais cliniques, ce sera pour plus tard…

Parmi les projets en cours, Géraldine Piel cite un projet de ciblage actif visant les cellules endothéliales pour inhiber l’angiogenèse tumorale, avec un vecteur polymérique transportant des si-RNA, ou un autre basé sur l’emploi de vecteurs lipidiques et également des si-RNA pour inhiber la production de certaines protéines en cas de cancers liés au virus HPV, en particulier le cancer du col de l’utérus. « Dans ce deuxième cas, l’idée est d’exercer une inhibition prolongée, donc il faut que nous trouvions un système qui permette au vecteur de rester en place au niveau du col utérin le plus longtemps possible. C’est un projet mené avec le soutien du Télévie ; il est encore très fondamental puisqu’il n’existe aucune thérapie de ce genre sur le marché. » Un autre projet, mené en collaboration avec le laboratoire de Génétique humaine du Professeur Vincent Bours, vise à l’administration d’une molécule issue d’une plante, qui aurait des propriétés anticancéreuses intéressantes pour le traitement des glioblastomes.
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Cela dit, le laboratoire de pharmacie galénique peut déjà faire valoir quelques résultats encourageants. « Nous avons mis au point avec le LBTD un liposome permettant la délivrance pH-sensible d’une molécule active dans le cancer du sein, qui permet l’adressage d’un peptide spécifique au niveau des cellules tumorales. Le vecteur fonctionne très bien… mais la molécule active n’est pas encore tout à fait au point. Donc pour le moment ce projet est en stand by. » Autre projet prometteur : le projet « Carcinome » qui porte sur l’administration de matériel génétique pour le traitement de carcinomes basocellulaires de la peau, avec une activation par photothérapie. « Le projet est terminé mais il va trouver un prolongement dans le projet Télévie sur le cancer du col de l’utérus. Les résultats sont encourageants et donc nous espérons arriver un jour à quelque chose de commercialisable. »

Mais ce n’est pas fini !

Mais n’allez pas croire que les galénistes se reposent sur leurs lauriers ! Car après avoir mis au point le vecteur idéal, il faut lui trouver une méthode de fabrication robuste. Il y a en effet un monde de différence entre les tâtonnements éventuellement couronnés de succès qui sont menés au laboratoire et la fabrication industrielle du même produit ! « Si on veut un jour avoir un médicament qui arrive sur le marché, énumère Géraldine Piel, il faut que son processus de fabrication soit transposable à une échelle de production industrielle, ce qui n’est pas une mince affaire. Ensuite, il faut aussi que l’objet puisse être stérilisé, en sachant qu’on ne peut généralement pas utiliser les procédés qui font appel à la chaleur qui risquent de le modifier. Enfin, le vecteur doit également être stable, parce qu’un médicament qui a une durée de vie de 6 mois, ce n’est pas rentable. Or les liposomes ont souvent une stabilité faible en milieu aqueux, donc nous devons les lyophiliser, pour en faire une poudre qu’on remettra ensuite en dispersion avant l’injection. »  La recherche doit être parfaite jusque dans les plus petits détails…

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