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L’ethnicité, la mal-aimée des sciences sociales

07/03/2013

Il fut un temps où le terme « ethnicité » était quasiment absent des manuels de sciences sociales francophones, là où le monde scientifique anglo-saxon en avait fait l’un de ses concepts de choix depuis les années 60. Comment définir ce concept qui revient aujourd’hui doucement en grâce aux yeux des chercheurs ? Comment expliquer que son utilisation, dans les discours médiatiques, soit toujours assortie de relents racistes ? Dans son nouvel ouvrage, Penser l’ethnicité, Marco Martiniello fait le point sur ce vocable tantôt méconnu, tantôt galvaudé.

cover-ethnicitéQuand avez-vous utilisé le mot « ethnicité » pour la dernière fois ? Hormis, peut-être, pour qualifier un type de cuisine ou un style musical ? Dans son acception générale, ce terme fait partie des bannis de la langue française, traînant derrière lui une connotation peu reluisante. Combien de discours médiatiques ou politiques ne s’y réfèrent pour commenter un massacre, un conflit, un comportement barbare ? Les groupes dits « ethniques » ne sont-ils pas généralement associés à un combat, à une opposition ? Les références aux affrontements entre Hutu et Tutsi lors du génocide rwandais, entre Fours et Arabes au Darfour, ou entre Serbes, Croates et Albanais durant la guerre de Yougoslavie ne sont que quelques tristes exemples parmi bien d’autres. Ce vocable reste le plus souvent assimilé « aux aspects les plus méprisables, dégradants et rétrogrades de l’humanité », résume Marco Martiniello, directeur de recherches FNRS et directeur du CEDEM (Centre d’études de l’ethnicité et des migrations de l’Université de Liège).

Au milieu des années nonante, le chercheur tirait déjà ce constat : tant dans la langue française usuelle que dans le champ scientifique francophone, ce concept n’était utilisé que très timidement. L’ouvrage qu’il publiait en 1995, L’ethnicité dans les sciences sociales contemporaines était à l’époque l’un des premiers livres en français dédié à ce sujet. « Le terme était très peu utilisé, voire rejeté car il suggérait l’histoire coloniale, des relents racistes et paternalistes », explique-t-il.

Dix-huit ans plus tard, rien n’a changé ou presque. Ce mot reste toujours peu couramment employé dans les sciences sociales francophones et se révèle souvent galvaudé dans son utilisation usuelle. De quoi décider Marco Martiniello à réaliser une actualisation de ses premiers écrits. Cela tombait bien : le premier ouvrage étant épuisé, le chercheur en avait récupéré les droits et pouvait dès lors s’atteler à la rédaction de Penser l’ethnicité. Identité, culture et relations sociales, qui vient d’être publié aux Presses universitaires de Liège.

Repli sur soi

Cette édition augmentée part d’un constat : « […] Le consensus démocratique qui avait été construit sur les cendres de la seconde guerre mondiale s’effrite, écrit le sociologue dans son introduction. Aux quatre coins de l’Europe, et d’ailleurs, des formations politiques n’hésitent pas à réintroduire le racisme dans la politique et à construire et activer des identités ethniques, nationales et religieuses de plus en plus fermées dont le potentiel d’exclusion de l’altérité est énorme. »

nationalisme-flamandUne allusion aux problèmes communautaires belges ? Entre autres. « Lorsque des chercheurs étrangers évoquent la situation de la Belgique, ils parlent souvent de conflit ou d’opposition ethnique, assure Marco Martiniello. Même si la plupart des femmes et hommes politiques réfutent l’utilisation de ces termes. » Le mouvement nationaliste flamand, comme d’autres à travers le monde, prend une allure d’autant plus inquiétante qu’il s’appuie sur les failles de la société actuelle. Crise environnementale, inégalités sociales grandissantes,  instabilité économique, exclusion, marginalisation… Autant de facteurs qui augmentent le pouvoir de séduction nationaliste. « Les citoyens ont peur. Ils se sentent menacés. La tentative de se replier sur soi est forte… »

L’émergence de polémiques portant sur la présence de l’Islam dans la société occidentale a également éclairé d’un nouveau jour les débats sur l’ethnicité. Bien que ce mot ne soit pas un parfait synonyme de « religion », les deux termes partagent quelques points communs. Le premier pourrait par exemple être considéré comme un objet de croyance, un culte, voire un lien qui unira les individus. « Dans certains cas, la religion et l’ethnicité coïncident presque parfaitement pour autant que l’on se situe à un niveau d’analyse superficiel. » Et l’auteur de rappeler que la communauté de croyants peut dépasser en taille les groupes ethniques tandis que ces derniers, si différents soient-ils, peuvent aussi partager la même religion.

Si proches et pourtant si éloignés…

De même que le nationalisme évoqué plus haut ne peut être considéré comme le parfait équivalent sémantique de l’ethnicité. Certes, les deux mots ont une existence relativement récente et possèdent des revendications modernes. « On pourrait ajouter que les nations et les groupes ethniques sont en fait des "communautés imaginées", précise le sociologue dans le chapitre consacré à cette question, citant là un concept établi par Benedict Anderson, spécialiste du nationalisme. En effet, sur base de la croyance dans une histoire commune, les individus imaginent un lien particulier qu’ils auraient avec d’autres individus de la même nation ou du même groupe ethnique avec la majorité desquels ils n’auront pourtant jamais aucune relation directe durant leur vie. Ici réside en fait la puissance de l’ethnicité et du nationalisme. Ces deux principes d’identification parviennent à donner un sentiment de proximité, d’appartenance à un même groupe à des individus qui peuvent en réalité être très éloignés tant socialement que géographiquement. » Mais si l’objectif du nationalisme est de faire se superposer les limites d’un État avec celles d’une nation, l’ethnicité ne caresse pas ce dessein politique, d’où leur principale différence.

Pour Marco Martiniello, ce mot ne recouvre pas davantage le même sens que « race » ou que « culture », comme il l’explique dans le quatrième chapitre de son ouvrage. Mais si l’on sait désormais ce que ce vocable ne signifie pas (ou, en tout cas, pas tout à fait), comment le définir véritablement ?

Il s’agit d’abord d’un néologisme, qui ne fait son apparition dans un dictionnaire de langue anglaise qu’en 1933 et qui sera utilisé de manière scientifique dès la fin des années soixante, sous la plume de chercheurs anglo-saxons analysant les phénomènes de ségrégation et le racisme exercé à l’encontre des Afro-Américains.

Parmi la multitude de définitions existantes, le chercheur liégeois propose la sienne : « L’ethnicité constitue une des formes majeures de différenciation sociale et politique d’une part, et d’inégalité structurelle, d’autre part, dans la plupart des sociétés contemporaines. Elle repose sur la production et la reproduction de définitions sociales et politiques de la différence physique, psychologique et culturelle entre des groupes dits ethniques qui développent entre eux des relations de différents types (coopération, conflits, compétition, domination, exploitation, reconnaissance, etc.). » Par ailleurs, ce concept ne serait ni une réalité naturelle, inexplicable, ni LA seule dimension importante en matière de vie sociale.

En d’autres termes, il ne faudrait ni le négliger, ni lui donner trop d’importance. « Il s’agit d’un outil d’analyse parmi d’autres en sciences sociales, plaide-t-il. Qui parfois fonctionne, parfois pas. D’autres concepts sont aussi importants, comme le genre, la classe sociale… »

Micro-méso-macro

Mais pour être utilisé au mieux, ce concept ne doit pas se départir de trois niveaux d’analyse : le micro, le méso et le macro-social. Le premier, aussi appelé « niveau individuel », vise à observer comment les individus s’identifient par rapport à un groupe plus large. « Personne ne naît Wallon, Belge ou Chinois, mais le devient ! », schématise-t-il. L’identité ethnique peut être multiple (un Belge qui se sentirait à la fois Wallon mais aussi Chinois, si ses parents étaient de cette origine, par exemple), changeante, voire tout bonnement inexistante. Mais toujours construite.

appartenance-groupeSur base de ce(s) sentiment(s) d’appartenance, des groupes, des institutions, des actions collectives se forment. « C’est là qu’on entre dans le niveau méso-social ou groupal. » À l’intérieur duquel il faudra étudier la nature de ces différentes relations. Vient enfin le niveau macro-social, où l’ethnicité n’est plus envisagée du point de vue de l’individu mais sous l’angle social. « Comment la structure de nos sociétés peut-elle classer les gens dans telles ou telles catégories ? Par exemple, aux États-Unis, on cataloguait les personnes selon qu’elles étaient blanches ou noires, même si elles se sentaient d’abord américaines. Ou encore sur le marché de l’emploi : on considère que certaines professions sont réservées à certaines catégories ethniques. Si on n’en fait pas partie, on a peu de chances d’occuper tel ou tel poste. »

Qu’elles intègrent ou non ces trois niveaux d’analyse, Marco Martiniello retrace dans son livre les grands courants qui ont façonné l’étude de l’ethnicité. Théories naturalistes, sociales, primordialistes, marxistes, substantialistes, instrumentalistes, assimilationnistes, constructivistes, symboliques… Des plus complexes aux plus contestables.

Comme l’approche sociobiologique, avancée (entre autres) par l’auteur d’origine Belge Pierre van den Berghe. « Je me souviens d’avoir un jour assisté à l’une de ses conférences, à Londres. Et je me suis vite demandé : "où suis-je ?" Cette théorie est effrayante. » Et largement contestée dès son origine en raison de ses relents racistes, mais qui continue pourtant aujourd’hui à faire des émules…

Ce courant de pensée estime que les individus agissent par népotisme, en faisant tout pour favoriser les êtres porteurs des mêmes gênes afin de satisfaire leur propre intérêt reproductif. Ce qui les obligerait malgré tout, dans certains cas, à entrer dans un processus de réciprocité, c’est-à-dire d’être contraints à collaborer avec des êtres génétiquement différents toujours dans le but de privilégier l’intérêt personnel. Pour éviter que ces collaborations ne soient trop instables, un processus de coercition devrait s’installer. Selon Pierre van den Berghe, tout un chacun serait donc naturellement raciste.

Une histoire de frontières

Le monde académique européen a (heureusement) vu émerger d’autres penseurs moins contestés. Comme Jocelyne Streiff-Fenart, Philippe Poutignat ou encore Fredrik Barth.  Ce Norvégien est souvent considéré comme celui qui a révolutionné l’étude de l’ethnicité. Rompant avec les théories primordialistes et substantialistes qui dominaient le paysage des sciences sociales durant les années soixante et septante, il va imposer une approche basée sur les frontières.

Selon lui, les groupes ethniques relèvent moins de la culture que de l’organisation sociale. La culture ne serait pas l’ « ingrédient » qui lie les identités mais plutôt une conséquence de la mise en place et de la reproduction de frontières (symboliques et sociales) entre différents groupes. Il ne faudrait par ailleurs pas oublier que les identités ne sont pas immuables mais évoluent en fonction du contexte social, et qu’elles n’existent que si elles ont été reconnues par la collectivité. Enfin, Barth entend porter une attention particulière au rôle des leaders, qui peuvent poursuivre des objectifs bien différents de ceux portés par le groupe.

Si cette théorie fut considérée comme majeure, elle n’en fut pas moins critiquée pour certains de ses manquements, comme l’analyse du rôle de l’État comme acteur limitant les choix individuels. Mais bien d’autres auteurs sont par la suite venus compléter, affiner ou moderniser son propos. Les théories les plus récentes, par exemple, s’attaquent à l’ethnicité virtuelle, c’est-à-dire à la manière dont Internet peut permettre l’émergence d’identification.

Longtemps reléguée au second plan scientifique, l’ethnicité est donc un concept qui peut permettre d’appréhender sous un angle particulier les problématiques culturelles, sociales et politiques actuelles. « Bénigne et positive dans certains cas, elle peut malheureusement prendre un visage malin et destructeur dans d’autres, écrit Marco Martiniello dans la conclusion de son ouvrage. L’enjeu face auquel se trouvent les sciences sociales lorsqu’elles étudient les phénomènes ethniques est de mettre en lumière les conditions qui favorisent une expression inoffensive de l’ethnicité, celles qui mènent à l’exacerbation des appartenances ethniques conduisant aux conflits ethniques ou encore celles qui ôtent toute signification sociale et politique à l’ethnicité. […] Les sciences sociales peuvent certainement contribuer […] à prévenir d’autres Rwanda et d’autres Bosnie qui malheureusement ne sont pas totalement à exclure dans le désordre économique, social et politique mondial actuel. »


© Universit� de Li�ge - https://www.reflexions.uliege.be/cms/c_345325/fr/l-ethnicite-la-mal-aimee-des-sciences-sociales?part=1&printView=true - 26 avril 2024