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Plein gaz sur les bovins

08/02/2013

Comme tous les ruminants, les vaches jouent un rôle qui est loin d’être négligeable dans la production des gaz à effet de serre, particulièrement le méthane. Pour réduire cet impact négatif, on peut certes jouer sur la sélection génétique ou sur l’alimentation. Encore faut-il disposer d’une méthode fiable, harmonisable à très vaste échelle et financièrement accessible aux éleveurs et à l’industrie laitière. Un pas décisif dans ce sens vient d’être accompli par les chercheurs de Gembloux Agro-Bio Tech en partenariat avec le CRA-W. Ceux-ci utilisent en effet l’ensemble des informations fournies par l’analyse infrarouge du lait des vaches pour estimer de manière précise et fiable les émissions de méthane. Une démarche d’autant plus vitale que la législation  européenne sur l’étiquetage carbone des aliments avance à grands pas.

systeme_digestif_bovinDans toutes les campagnes du monde, ce constat fait presque figure de lapalissade : les bovins pètent et rotent. Ce qui, parmi nos potaches, fait traditionnellement l’objet des plaisanteries les plus variées se transforme pourtant en une réalité autrement plus sérieuse si l’on prend un peu de recul. C’est que l’activité quotidienne de nos vaches, foncièrement et forcément ruminantes, se traduit par une contribution sensible à la concentration des gaz à effet de serre dans l’atmosphère  - parmi lesquels le méthane - qui, comme chacun le sait, sont en augmentation impressionnante depuis près d’un siècle et demi. C’est en effet dans le rumen du bovin, cette poche au fonctionnement complexe située en amont de l’estomac, que se fabrique le méthane - le CH4 -, résultat de la décomposition de la cellulose des végétaux broutés par l’animal. Les ruminants émettent donc le méthane par la bouche lors des périodes de rumination, et non avec leurs excréments comme on l’imagine souvent.

La contribution du méthane émis par les bovins au problème du réchauffement ne doit pas être négligée. D’abord parce que, même s’il subsiste dans l’atmosphère 8 à 10 fois moins longtemps que le dioxyde de carbone (CO2), le CH4 développe un pouvoir de réchauffement 23 à 25 fois plus élevé que celui-ci. Ensuite, parce que notre planète compte à peu près 1,3 milliard de bovins. Même si ces derniers sont loin d’être les seuls animaux domestiques contributeurs aux émissions de méthane, ce cheptel est appelé à augmenter dans les prochaines décennies sous l’effet de la croissance démographique. A l’heure actuelle, selon la Food and Agricultural Organisation (FAO), l’élevage de ruminants contribue à lui seul à raison de 4,5 % au réchauffement climatique de la planète. Même si le monde occidental devait se diriger prochainement vers une moindre consommation de viande, les bovins ne risquent pas de perdre de sitôt leurs innombrables fonctions de « prestataire de services » : production de lait, fourniture de cuir, source de gélatine, etc. Sans oublier la force de traction dans certains pays et leur sacralité en Inde.

500 gr de méthane par jour

Dans nos régions, la fermentation entérique (c’est-à-dire la décomposition microbienne des aliments dans le rumen) entraîne l’émission quotidienne de 400 à 500 grammes de méthane par bovin. Au même titre que le transport ou le chauffage domestique, il n’y aucune raison pour que l’élevage ne contribue pas, lui aussi, à l’effort global de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Cette nouvelle mission implique un travail tant sur la génétique que sur l’alimentation du bétail, cherchant tantôt à identifier les souches de bovins les moins émettrices de méthane, tantôt à adapter les rations alimentaires pour tenter de réduire celui-ci (l’idéal étant évidemment d’arriver à combiner ces deux pistes chaque fois que c’est possible).

vachesnourritureC’est dans ce contexte qu’il faut placer les récents travaux du Département des Sciences Agronomiques de Gembloux Agro-Bio Tech – Université de Liège (Unité de Zootechnie : Hélène Soyeurt et Nicolas Gengler) et des Départements « Valorisation des Productions » (Unité Technologies de la transformation des produits : Frédéric Dehareng et Amélie Vanlierde) et « Productions et Filières » (Unité Nutrition minérale et durabilité : Eric Froidmont) du Centre wallon de Recherches agronomiques (CRA-W). Globalement, personne n’est en mesure, aujourd’hui, de pouvoir identifier avec exactitude les races bovines qui émettent le plus de méthane, du fait que la variabilité individuelle des animaux s’avère importante en fonction d’une multitude de critères, dont le type de pâturage fréquenté. On sait également qu’un animal A et un animal B d’une race identique, et soumis au même régime alimentaire, peuvent émettre du méthane en quantités différentes. Et pas un peu : jusqu’à 60 % ! Par ailleurs, évaluer le méthane émis par une vache ne pose, en soi, aucun problème. Les experts disposent en effet de deux méthodes ayant déjà fourni leurs preuves, l’une en confinant l’animal dans une chambre respiratoire (tous les flux entrants et sortants - dont le méthane - sont alors quantifiés), l’autre en utilisant un gaz traceur - le hexafluorure de souffre (SF6) - via une petite capsule placée dans son rumen. Cependant, ces techniques sont complexes à mettre en place et onéreuses si on veut les réaliser sur un grand nombre d’animaux.

Le mérite des équipes gembloutoises est d’avoir mis au point un nouvel outil infrarouge - une équation -  utilisable à la fois sur des animaux en lactation vivant dans des conditions normales (alternance prairie/étable), à l’échelle d’une région voire de l’exploitation elle-même (animal par animal) et à partir de bases de données très importantes. Le socle méthodologique de ce nouvel outil est la spectrométrie infrarouge MIR (pour mid-infrared spectrometry). Concrètement : mis en contact avec un rayonnement à infrarouge, le lait révèle dans un spectre l’essentiel des biomolécules qui le composent : matières grasses, protéines, minéraux, urée, etc. « Des études antérieures avaient démontré que plus le lait contient d’acides gras à courte chaîne, plus l’animal émet de méthane, expliquent ces chercheurs gembloutois. Or nous savions déjà, à la suite de nos travaux antérieurs, que le MIR permet de doser les acides gras (Lire Les mystères d’une goutte de lait). Depuis 2007, en Wallonie, ce dosage est même pratiqué en routine dans près d’une exploitation sur trois dans le cadre du contrôle laitier (soit plus de 100.000 animaux), ce qui est loin d’être négligeable quantitativement. Nous nous sommes donc dits - et c’est ce qui est dorénavant vérifié - qu’il était possible d’utiliser la base de données énorme, offerte par cette analyse spectrale pratiquée dans le cadre du contrôle du lait, pour prédire les émissions de méthane d’une grande partie des bovins laitiers de notre région ». L’avancée majeure préconisée depuis peu par les chercheurs consiste à utiliser toute l’information spectrale du lait, et non uniquement celle liée aux acides gras, pour estimer de manière encore plus précise et fiable les émissions de méthane.

La base de données relative aux spectres compte, en Région wallonne, près de 2,5 millions de données et présente l’avantage d’être mise à jour tous les mois. C’est dire l’intérêt de la méthode ! D’autant plus que certaines informations concernent des animaux qui ne sont plus aujourd’hui productifs. En remontant dans le temps, on pourra donc vérifier dans quelle mesure les caractéristiques du lait d’un animal se sont transmises – ou pas – à sa descendance. A l’heure de la mondialisation de l’élevage (les taureaux reproducteurs de nos régions peuvent provenir des quatre coins de la planète), les méthodes traditionnelles n’auraient jamais pu apporter une telle précision. « Techniquement, la spectrométrie infrarouge est moins fiable que la chambre respiratoire ou le gaz traceur, ajoutent les chercheurs gembloutois. Mais cette faiblesse est largement compensée par l’ampleur de la base de données à notre disposition. Celle-ci nous permet, en outre, d’utiliser notre équation-méthane pour évaluer l’effet de l’alimentation et de la génétique avec, à terme, l’espoir d’aider l’éleveur à mettre au point les meilleures pratiques possibles dans son exploitation ».

Etiquetage carbone des aliments

testvachesLa mise au point de cette méthode survient à un moment stratégique.  En effet, les autorités européennes s’attèlent actuellement à définir une méthodologie harmonisée de quantification des émissions de méthane. Dans ce contexte, il est intéressant pour les chercheurs de Gembloux de donner une assise plus large à leur équation, c’est-à-dire pouvant s’appliquer à une population de référence la plus vaste possible. « Si la faisabilité de notre méthode est dorénavant établie,  et cela à un coût plus qu’acceptable sur le terrain (20 cents à un euro par analyse), il reste néanmoins à faire la preuve de sa robustesse en prouvant qu’elle est valable au niveau de toute l’Europe, voire bien au-delà, et qu’elle peut s’appliquer à tous les types de cheptels bovins. Des contacts fructueux ont été noués dans ce sens avec des centres de recherches irlandais et dans le cadre de réseaux internationaux comme l’Animal Selection, Genetics and Genomics Network. Cette démarche est d’autant plus vitale que la législation  européenne sur l’étiquetage carbone des aliments avance à grands pas. Dans le cadre de cette labellisation, il pourrait être inéquitable, pour certains éleveurs, de voir leur production laitière échapper à un étiquetage favorable faute d’avoir été identifiés comme peu émetteurs par une méthode suffisamment fine et individuelle. »

De là à voir l’équation méthane appliquée sans discernement, un peu comme un facteur décisif de « virginité environnementale », il y a un pas que les chercheurs de Gembloux se refusent à faire. « Si on aborde le problème par le petit bout de la lorgnette, c’est-à-dire la réduction à tout prix du méthane, on risque de faire fausse piste ». En effet, on pourrait voir certains groupes d’intérêts prôner, par exemple, une alimentation des bovins centrée davantage sur les aliments concentrés au détriment du fourrage, ce qui réduirait sensiblement la production de méthane par kilo de lait par un effet d’intensification de la production. Mais une telle voie entraînerait immanquablement une émission accrue d’azote dans les effluents d’élevage qui, par l’action des populations bactériennes des sols, contribue à la libération de protoxyde d’azote, un gaz dix fois plus réchauffant que le méthane ! Surtout, il importe de tenir compte des cycles de vie de plusieurs éléments et de leurs équilibres respectifs. Si l’herbe favorise la fermentation dans le rumen (donc la production de méthane), il ne faut pas oublier pour autant que la prairie pâturée est aussi, et avant tout, un puits de carbone non négligeable et qu’elle permet de valoriser des terres où les cultures de rente ne sont possibles qu’avec des rendements très limités, tout particulièrement en Ardennes. Le rôle du ruminant, c’est de manger de l’herbe et de… ruminer. Le nourrir avec du maïs sous le prétexte que ce végétal engendre une moindre production de méthane par les bovins ne serait rien d’autre qu’une absurdité écologique au vu de l’impact d’une telle culture sur le plan environnemental. Et une voie intenable dans un monde qui s’oriente vers une population à 10 milliards d’individus. Bon à rappeler, dans le contexte multi-crises (climat, énergie, prix des denrées alimentaires, etc.) que nous connaissons depuis quelques années...


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