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L’Equerre, revue liégeoise de l’architecture moderne

06/02/2013

La revue L’Equerre a marqué l’architecture et l’aménagement du territoire en région liégeoise. Défendant des idées modernes, loin de celles en vigueur à son époque, elle est reconnue comme étant l’une des principales revues d’architecture et d’urbanisme de l’entre-deux-guerres, tant au niveau local, national qu’international. Sébastien Charlier, doctorant au sein du service d’histoire de l’art et archéologie de l’époque contemporaine à l’Université de Liège, a assuré la direction scientifique de la réédition des numéros du périodique en un seul ouvrage.

revue-lequerreSeule revue d’avant-garde publiée à Liège en matière d’architecture, L’Equerre est un témoin privilégié du contexte et du mode de production de l’architecture de l’entre-deux-guerres. Malgré la production éditoriale dynamique des années 30, L’Equerre apparaît comme étant l’une des rares revues pérennes de son époque. Elle sera publiée de 1928 à 1939, alors que les comités éditoriaux de la plupart des autres périodiques s’épuisent après quelques publications.

Outre son intérêt historique évident, la réédition de L’Equerre témoigne d’une volonté de réunir une collection dispersée dans plusieurs centres d’archives du pays. « Que ce soit à Liège, dans des bibliothèques spécialisées dans l’architecture, ou au niveau international, plus personne ne disposait de la collection complète de la revue. Nous avons voulu réunir les différentes parties, que nous avons trouvées dans trois centres principaux » explique Sébastien Charlier, doctorant au sein du service d’histoire de l’art et archéologie de l’époque contemporaine à l’Université de Liège et coordinateur de la recherche. L’essentiel du fonds, soit 80%, a été prélevé dans la bibliothèque des sciences et des techniques de l’Université de Liège. Le reste provient des bibliothèques d’architecture de La Cambre (ULB) et de Sint-Lukas (Bruxelles). Au total, 107 numéros et près de 1200 pages ont été reproduits en fac-similés, un projet initié et édité par les éditions Fourre-tout de l’atelier d’Architecture Pierre Hebbelinck et Pierre de Wit et produit par la Société Libre d’Emulation de Liège. Le comité scientifique est composé de Jean-Louis Cohen, Joseph Abram et Emmanuel Debruyne (1).

De la contestation à l’institutionnalisation

Baptisée à sa création « Revue des étudiants de l’Académie royale des Beaux-Arts de Liège», L’Equerre est lancée en 1928 par cinq étudiants de l’Académie des Beaux-Arts de Liège. Le groupe se compose des architectes Emile Parent, Albert Tibaux, Edgard Klutz, Victor Rogister et Yvon Falise. Ils sont rejoints plus tard par Jean Moutschen et Paul Fitschy. « A ses débuts, la revue se compose essentiellement de critiques de l’Académie des Beaux-Arts de Liège. Pas mal de textes sont des blagues, des moqueries sur les professeurs. La revue comprend également des pages humoristiques dans lesquelles les auteurs se moquent de leurs comparses. Mais le plus intéressant est la publication de textes fondateurs du mouvement moderne, des textes de Berlage, de Van de Velde, de Le Corbusier. Alors que l’Académie apprend aux étudiants les modèles historiques et leur demande de créer des opéras, des palais de justice ou des musées extrêmement décorés, ces étudiants proposent un enseignement alternatif : les modèles et les textes fondateurs du mouvement moderne. »

academie-beauxartsEn 1931, à l’issue des études de ses fondateurs, le contenu de L’Equerre se détache de l’Académie des Beaux-Arts. La publication de textes fondateurs et de réflexions sur des questions d’urbanisme s’intensifie. Les grandes tendances de l’actualité architecturale au niveau local, européen et mondial sont analysées au profit d’un engagement pour une architecture novatrice et d’une critique radicale de l’architecture liégeoise. « Perpétuellement, ils se plaignent que Liège reste en retrait par rapport aux tendances modernes en architecture. » Petit à petit, les membres du groupe se tissent un réseau, non seulement avec les principaux architectes modernes belges (Victor Bourgeois, Louis-Herman De Koninck, …), mais très vite aussi avec le monde international et particulièrement avec les CIAM (Congrès internationaux d’architecture moderne), où se réunissent tous les théoriciens du mouvement moderne (Le Corbusier, Walter Gropius, …). En 1935, les membres de L’Equerre deviennent les secrétaires des CIAM pour la Belgique, se postant en première ligne par rapport à ce mouvement international. De nombreuses idées véhiculées lors des congrès des CIAM sont reproduites et interprétées dans L’Equerre, véritable magazine de propagande pour le mouvement moderne à l’échelon national.

Progressivement, alors que la revue gagne en maturité, ses fondateurs commencent eux-mêmes à travailler en tant qu’architectes. A partir de 1935, ils créent ensemble une agence d’architecture et d’urbanisme à Liège, également nommée « L’Equerre ». La revue se met alors à aborder des sujets plus techniques. Des dossiers thématiques, liés à leur réflexion sur le terrain, trouvent leur place dans les pages du périodique. « Ils établissent par exemple une étude sur les rapports que peuvent entretenir l’architecture et l’urbanisme avec l’enfance, tandis qu’ils travaillent sur la réalisation d’une plaine de jeux à Coronmeuse. Ils réalisent également une étude sur la question du logement ouvrier alors qu’en parallèle ils travaillent sur des projets d’habitats ouvriers. » La revue ne se limite pas à l’architecture mais aborde, non seulement des questions sociales, mais aussi l’actualité artistique, ouvrant ses colonnes à la peinture de Fernand Steven, la sculpture d’Idel Ianchelevici ou encore la poésie de Georges Linze.

A partir de 1936, le groupe contestataire se rapproche du pouvoir et ses réalisations gagnent en importance. Jean Moutschen, membre de L’Equerre, est nommé Directeur du Service d’architecture de la Ville de Liège. A la même époque, Georges Truffaut devient échevin des Travaux Publics et fait confiance à L’Equerre pour les grands projets urbanistiques liégeois. Les architectes militants réalisent alors de nombreux équipement publics et logements sociaux du bassin liégeois.

Un point de rupture dans l’architecture liégeoise

Alors que domine à Liège une architecture d’inspiration historique, L’Equerre véhicule les idées de la modernité, préconisant un style minimal et fonctionnel. Dénuée de décorations, la ligne architecturale défendue par l’agence d’architecture et d’urbanisme joue sur les volumes et utilise les matériaux industriels, bons marchés. En pleine crise du logement, les CIAM, dont L’Equerre se fait le relais, proposent une « maison minimum », au juste prix et sans fioritures, rompant avec l’architecture luxueuse et bourgeoise de l’art déco ou Beaux-Arts qui prévaut dans les années 1920. Cette maison minimum se veut également une réponse au monde moderne, les espaces conçus devant notamment faciliter le travail de la femme dans la gestion du foyer.

Les architectes du Groupe L’Equerre réalisent de nombreuses maisons particulières à Liège, employant ces traits modernes. Parmi les principales contributions de l’agence à l’architecture liégeoise dans l’entre-deux-guerres, on compte l’aménagement du Plateau des Trixhes à Flémalle-Haute (à partir de 1937), la plaine de jeux Reine Astrid à Coronmeuse (1939) ou encore la piscine de Hollogne-Aux-Pierres (1937). Le Groupe contribue également à l’élaboration des plans d’ensemble de l’Exposition internationale de l’Eau organisée à Liège en 1939. Toutes ces réalisations se caractérisent par leur parenté au mouvement moderne et par leur rejet radical de la tradition architecturale présente à Liège.

Expo-internationale-liege

En 1939, lorsqu’éclate la Seconde Guerre mondiale, la revue cesse sa parution, forte de 107 numéros. Après 1945, l’expertise du groupe continue cependant d’être réclamée. En collaboration avec l’Université de Liège, l’agence d’architecture et d’urbanisme réalise notamment le « Survey », une étude sur l’urbanisme et l’aménagement du territoire pour toute la région liégeoise. Le Palais des Congrès de Liège (1956-58), le siège du journal La Meuse (1960-62) ou encore la première étude sur l’implantation de l’Université de Liège au Sart-Tilman (1956) témoignent du succès de « L’Equerre », qui fera pourtant faillite en 1982.

Un geste de sauvegarde pour le patrimoine liégeois

Au lendemain de la faillite de l’agence, une bonne partie des ses archives est perdue. A travers la réédition de ces 107 numéros d’architecture liégeoise, il est question de la sauvegarde de la mémoire d’une agence d’architecture dont les réalisations ont marqué le patrimoine liégeois mais aussi de la reconnaissance de l’architecture moderne en Wallonie. Une source d’informations précieuse pour les historiens de l’art, architectes et autres spécialistes du patrimoine.

A la reproduction en fac-similés de la quasi entièreté de la collection (seul le premier numéro est manquant) s’ajoute une analyse critique traduite en anglais et articulée en cinq parties. Le comité éditorial et la comission scientifique ont confié à cinq auteurs, Jean-Louis Cohen, Geoffrey Grulois, Hélène Jannière, Sébastien Martinez Barat et Sébastien Charlier, le soin d’apporter leur éclairage sur le contexte socio-économique et les enjeux entourant cette production éditoriale de l’entre-deux-guerres : Quelle est la culture architecturale contre laquelle se positionne L’Equerre ? Comment des petites villes comme Liège sont-elles parvenues à diffuser les théories du mouvement moderne ? Quel est le type d’urbanisme soutenu par L’Equerre ? Comment des revues d’avant-garde se rapprochent-elles du pouvoir ? Quels sont les enjeux et ambitions des jeunes architectes qui poursuivent aujourd’hui le même chemin que les membres de « L’Equerre » ? Autant de questions qui ne manqueront pas d’intéresser les amateurs d’architecture et de patrimoine wallon…

Il faut encore souligner la grande qualité éditoriale et de graphisme réalisé par Fourre-Tout Edition, qui a également assumé les défis techniques de cet ouvrage monumental qui vient de recevoir le Prix Fernand Baudin 2012.

(1) Sébastien Charlier (dir.), L’Equerre Réédition intégrale – The Complete Edition 1928 – 1939, Liège, Editions Fourre-Tout, 2012. Avec les contributions de Jean-Louis Cohen, Sébastien Charlier, Geoffrey Grulois, Hélène Jannière et Sébastien Martinez Barat, Pierre Geurts et Pierre Hebbelinck.


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