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La génétique de la maladie de Crohn décodée

18/01/2013

extraction-ADNEn collaborant à l’échelle mondiale, tous les grands laboratoires actifs dans la recherche sur la maladie de Crohn sont parvenus à obtenir une carte génétique très précise de cette maladie inflammatoire du système digestif. Le patrimoine génétique de près de 75.000 patients a été passé au crible. Avec 163 variations génétiques identifiées, la maladie de Crohn est la maladie actuelle la mieux génotypée. Un grand espoir pour les malades. Mais la recherche publiée dans le magazine Nature (1), à laquelle une équipe du Giga Research de l’université de Liège a collaboré, révèle aussi la très grande complexité d’une pathologie qui est sans doute le revers des luttes livrées naguère par notre organisme contre de terribles microbes comme la tuberculose ou la peste.

Petrus ouvre la porte, un rayon de soleil se glisse dans la maison et illumine l’unique pièce de la modeste demeure. Six cadavres gisent sur le sol en terre : son père, sa mère, sa sœur et ses trois frères. Dans les maisons voisines, c’est le même spectacle macabre : partout des corps sans vie recouverts de bubons.  La peste, cette semaine, a emporté tout le village. L’épidémie est arrivée de la ville il y a deux semaines avec ce lointain cousin qui revenait de la guerre contre les Anglais. L’hécatombe a commencé quelques jours plus tard. Seul Petrus a survécu. « Pourquoi moi ? », s’interroge-t-il au milieu de cette désolation. Il implore le ciel de lui apporter une réponse.

Pierre ouvre la porte du cabinet du docteur Deliège. Il est venu prendre connaissance des résultats d’une coloscopie réalisée la semaine dernière au CHU de Liège. Il est anxieux. Cela fait plusieurs mois qu’il souffre de douleurs intestinales et de diarrhées chroniques. Il s’est enfin décidé à consulter lorsqu’il s’est rendu compte qu’il avait perdu 5 kilos. « Vous souffrez d’une inflammation chronique de l’intestin, annonce le docteur, la maladie de Crohn. Rassurez-vous, on n’en meurt pas. Mais je dois être honnête avec vous : on n’en guérit pas non plus. Il existe des traitements qui permettent de soulager les crises, mais quand la maladie évolue trop vite, il est parfois nécessaire d’enlever un morceau d’intestin par voie chirurgicale ». Pierre est groggy : « je ne comprends pas, je ne bois pas d’alcool, je mange sainement… ». « On ne connaît pas encore très bien les causes de cette maladie, répond le docteur. Il y a manifestement une forte composante génétique. En comparant le patrimoine génétique de personnes malades et de personnes saines, des chercheurs viennent d’identifier 163 endroits précis du génome qui pourraient être impliqués dans la maladie. Il est possible que les gènes qui provoquent aujourd’hui cette inflammation chronique du système digestif aient permis à vos ancêtres d’échapper aux épidémies de peste durant le Moyen-âge. Un chercheur français soutient cette théorie. Et une étude récemment publiée dans Nature apporte de l’eau à son moulin. »

Etudier 75.000 patients

Cette étude est une aventure scientifique hors du commun. Il y a quelques années, plusieurs laboratoires spécialisés en génétique de la maladie de Crohn tentent de découvrir avant les autres un ou plusieurs gènes associés à la maladie. Une équipe du Giga-Research de l’université de Liège (pilotée par les professeurs Michel Georges et Edouard Louis) est dans la course. Grâce à des collaborations nouées avec plusieurs grands hôpitaux du pays, les Liégeois parviennent à recruter près de 3.000 personnes pour leur étude (1700 malades et 1500 sujets sains comme groupe de contrôle). Une quantité statistiquement suffisante pour isoler un premier gène manifestement impliqué dans la maladie de Crohn. En fait, nos chercheurs vont mettre en évidence plusieurs variantes de la même séquence génétique, dont une est présente chez 20 % des malades de Crohn et chez seulement 12 % des patients sains (lire l’article).

« Mais on s’est rendu compte que pour aller plus loin, il fallait absolument travailler sur un plus grand nombre de patients, explique le professeur Edouard Louis. Quatre équipes étaient engagées dans cette recherche : le NIH aux USA, le Welcome Trust Center en Grande-Bretagne, l’université de Kiel en Allemagne et le GIGA de Liège. Malgré la concurrence scientifique, cela s’est fait très spontanément, parce que tout le monde avait intérêt à collaborer. On a réglé ça en trois coups de téléphone. » Trois coups de téléphone pour faire naître un consortium scientifique mondial (aujourd’hui une trentaine de pays sont impliqués) qui recrute des patients aux quatre coins du monde, procède à l’analyse génétique d’échantillons de tissus intestinaux et qui vient de publier des résultats très complets dans le magazine Nature, qui portent cette fois sur 75.000 patients. Ce qui n’est pas moins spectaculaire dans cette étude, c’est le nombre de variants génétiques associés à la maladie de Crohn mis en évidence : 163, dont 71 étaient absolument inconnus ! « Nous avons doublé la connaissance de la maladie. Aucune pathologie n’est actuellement mieux génotypée que le Crohn, se réjouit Edouard Louis. »

puce-et-scannerCette percée importante a été rendue possible par un vaste travail de méta-analyse (recoupement et comparaison) de quinze études anciennes, dont celle réalisée à Liège en 2008. Mais aussi grâce à l’utilisation d’un équipement génétique spécifique : une puce génétique (immunochip) spécialement mise au point pour l’étude des maladies immunes : Crohn, diabète, psoriasis, polyarthrite rumathoïde… La miniaturisation atteinte dans ce type d’équipement dépasse l’entendement. Une puce mesure 12 centimètres carrés, elle peut analyser l’ADN de 12 patients, soit un centimètre carré par patient. Sur chaque centimètre carré de la puce sont fixées des millions de petites boules qui chacune contiennent des brins simples d’ADN. L’étude en a testé 196.000 différents, qui contenaient tous un variant génétique (Single Nucleotide Polymorphism ou SNP) susceptible d’être impliqué dans la maladie de Crohn. Une fois déposé sur la puce, l’échantillon d’ADN du patient se recombinera avec les brins fixés sur la puce si la séquence génétique est la même, en d’autres termes si le patient est porteur d’un des 196.000 variants testés sur la puce.

« On ne cherche pas aveuglément dans l’ensemble des 3 milliards de lettres du génome, explique Emilie Theâtre, chercheuse au Giga-Research. Les séquences testées par la puce sont soit des gènes déjà identifiés pour leur rôle dans la maladie de Crohn, soit des séquences génétiques qui produisent des protéines connues pour leur rôle dans le processus d’inflammation du système digestif, soit encore des gènes associés à d’autres maladies inflammatoires, comme le diabète ou le psoriasis. » L’étude publiée dans Nature confirme d’ailleurs la parenté génétique de plusieurs maladies immuno-inflammatoires : le Crohn, la recto-colite, le diabète, la polyarthrite rhumatoïde, le psoriasis, etc. Dans certains cas, rares il est vrai, les patients peuvent développer deux ou trois de ces maladies à la fois. Et des études épidémiologiques montrent que certaines familles sont plus frappées que d’autres par ces maladies immuno-inflammatoires: un oncle a du diabète, le neveu fait un Crohn, un cousin germain développe un psoriasis, une grand-tante souffrait de recto-colite... Le recouvrement génétique entre le diabète et la maladie de Crohn, par exemple, est important. Sur les 39 variants génétiques identifiés dans le diabète, 20 se retrouvent également dans la maladie de Crohn. Comment expliquer, dès lors, que la plupart des personnes ne développent qu’une seule de ces maladies inflammatoires ? La génétique, à vrai dire, explique rarement à elle seule une maladie. La destinée médicale des jumeaux homozygotes (qui ont donc exactement le même patrimoine génétique) en apporte une belle démonstration. Pour ce qui est de la maladie de Crohn, par exemple, il est fréquent qu’un seul des deux jumeaux développe la maladie. Il faut aussi compter avec l’environnement et l’histoire de la personne.

graphique-genotyping

Nous le disions, la carte génétique de la maladie de Crohn est désormais très complète : 163 variants associés à la maladie. La carte est précise, certes, mais aucun de ces variants n’explique à lui seul la maladie, qui résulte manifestement d’une « combinaison perdante ». Mais est-ce une combinaison de deux, trois, quatre, cinq variants génétiques ? Ou plus ? Mathématiquement, les combinaisons possibles sont quasi infinies. La solution est hors d’atteinte des modèles actuels. Si bien que cette riche information génétique ne peut pas être utilisée pour mettre au point des outils de diagnostic. De toute façon, l’utilité de mettre au point un diagnostic est limitée actuellement car il n’existe aucun traitement préventif de la maladie.

L’objectif est plutôt de mieux comprendre la physiopathologie de la maladie pour mettre au point de nouveaux traitements. Les chercheurs s’attèlent à comprendre la cascade moléculaire qui conduit ces variations génétiques à la manifestation clinique de la maladie. Grâce à la technique des souris knock out, par exemple, il est possible d’observer la conséquence d’une suppression génétique précise. Une autre piste consiste à prélever des cellules immunitaires dans l’intestin, d’étudier l’expression génétique à l’intérieur de ces cellules et de voir si ces gènes actifs correspondent à l’une ou l’autre des 163 variations connues.  Mais ce sont des recherches qui prennent énormément de temps. Le premier gène de la maladie de Crohn a été identifié en 2001 et on ne sait toujours pas exactement comment il provoque la maladie. Un des enjeux immédiats de ces travaux sur la physiopathologie de la maladie est de faire le tri entre d’une part les patients qui développeront une forme bénigne de la maladie (40%) et à qui il vaut mieux éviter les effets secondaires assez lourds des immuno-supresseurs, et d’autre part ceux qui vont développer la forme la plus sévère de la maladie (60%) et qu’il faut absolument traiter le plus rapidement possible.

Crohn, la tuberculose, la lèpre et… la peste !

EndoscopieSur le plan des connaissances fondamentales, l’étude de Nature confirme un lien génétique étonnant avec certaines pathologies assez rares caractérisées par un déficit immunitaire. C’est paradoxal, dans la mesure où la maladie de Crohn est plutôt provoquée par un excès d’immunité que par un manque d’immunité. Le paradoxe n’est peut-être qu’apparent. La pathologie pourrait se développer en deux temps. D’abord, un déficit immunitaire d’origine génétique entraînerait une mauvaise gestion de l’environnement microbien, et notamment de la flore intestinale, ce qui se traduirait par une colonisation microbienne anormale des premières lignes de défense. Les cellules immunitaires sont enfoncées, battues en brèches, affaiblies par des microbes en principe inoffensifs, des microbes avec lesquels nous vivons normalement en paix. La réaction immuno-inflammatoire typique de la maladie de Crohn ne se produirait que dans un deuxième temps, parce que le système digestif se sent attaqué. Mais la réaction est disproportionnée ; elle fait plus de tort que de bien ; elle détruit le système digestif.

L’étude confirme également un lien génétique entre la maladie de Crohn et des maladies infectieuses comme la tuberculose, la lèpre, voire même… la peste ! Ce lien a été suggéré dès 2003 par un chercheur français, Jean-Pierre Hugot, dans une étude publiée dans le Lancet. Le premier gène associé à la maladie de Crohn – Card 15 – est connu pour son rôle dans l’immunité. Et on trouve souvent dans l’intestin des personnes atteintes de la maladie de Crohn des traces de bactéries de la famille des Yersinia (Yersinia Enterocolita, cousine de Yersinia Pestis, la bactérie responsable de la peste). L’hypothèse de Jean-Pierre Hugot est la suivante : au Moyen-Age, un certain nombre de personnes étaient porteuses d’une forme particulière du gène Card 15 qui leur conférait une immunité contre la bactérie responsable de la peste. Petrus était sans doute porteur de cette mutation génétique contrairement à tous les habitants de son village… Ces personnes ayant survécu, comme Petrus, aux épidémies ont fait des enfants et transmis leur patrimoine génétique à leur descendance. Sept cent ans plus tard, Pierre a hérité de ce gène mais, vivant à Liège, il n’est plus en contact avec la bactérie de la peste (qui sévit encore mais de manière non épidémique dans les régions les plus pauvres du globe, notamment l’Afrique). Par contre, Pierre est souvent en contact avec d’autres bactéries de la famille des Yersinia (qui colonisent certains aliments et qui sont capables de résister aux températures froides des frigos) mais qui sont moins dangereuses que Pestis. Et son système immunitaire qui se souvient des terribles épidémies du Moyen-âge surévalue le danger et réagit de manière excessive. La réaction inflammatoire dans l’intestin est disproportionnée et se retourne contre l’individu.

Voilà comment la sélection naturelle aurait permis à certaines populations d’échapper à des épidémies qui ont décimé la moitié de la population européenne au XIVe siècle mais provoque aujourd’hui un retour de balancier sous la forme d’une ou plusieurs maladies auto-immunitaires (Crohn, diabète, etc.). Et si on suit toujours la logique de la sélection naturelle, ces nouvelles maladies ne sont pas prêtes de disparaître, car elles n’empêchent nullement ceux qui en sont victimes de faire des enfants et de perpétuer leur patrimoine génétique. L’homme s’est pratiquement débarrassé de la peste. Mais il va peut-être devoir vivre très longtemps avec la maladie de Crohn.

(1) Host-microbe interactions have shaped the genetic architecture of inflammatory bowel disease. Published in Nature online 01 November 2012.


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