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Enquêtes policières à la carte

10/01/2013

Des géomaticiens de l’Université de Liège ont appliqué une méthode numérique de crime mapping (cartographie criminelle) à la simulation d’une enquête policière. Une simulation basée sur des faits réels, à savoir une série de méfaits orchestrés par une seule bande à l’aide d’une seule voiture. Sur base d’informations divulguées par la police fédérale, ils devaient imaginer le scénario le plus plausible de l’itinéraire du gang et ainsi désigner sur une carte les zones pouvant potentiellement abriter leur repère… Et les résultats sont stupéfiants.

Sous la direction du Professeur Jean-Paul Donnay, l’unité de géomatique de l’ULg collabore ponctuellement avec la police. Une de leurs dernières recherches découlait d’un mémoire de l’étudiant Kenneth Broxham et a été reprise par deux doctorants. Initialement, c’est la police qui a sollicité cette étude pour tester les capacités d’analyse du service. Et l’étude a fini par s’échapper de nos frontières pour figurer dans un ouvrage de référence américain (1). « Les résultats du mémoire ont été présentés lors d’une conférence sur le crime mapping, ou cartographie criminelle, à Washington D.C., explique Jean-Paul Kasprzyk, premier auteur de la publication. A la suite de cette intervention, l’américain Michael Leitner (chercheur internationalement reconnu dans la discipline, ndlr) nous a proposé d’en écrire un article. »   

Cette collaboration n’est pas étonnante. Si les USA, avec l’Angleterre et le Canada, sont le principal berceau du crime mapping, la présente publication propose une méthodologie novatrice transposable à d’autres enquêtes, et plus largement à toutes les disciplines nécessitant l’étude de données cartographiques.

Un cas de crime mapping opérationnel

Le cas étudié est donc la simulation d’une recherche opérationnelle. La police a divulgué au service universitaire des informations sur une série de faits commis par des malfaiteurs.

braquageLes informations délivrées étaient les suivantes : près de Charleroi, un même groupe de malfaiteurs a commis 5 crimes, initiés par le vol d’une voiture, et qui se sont déroulés entre le 30 mai et le 3 juin 2005. La chronologie, la nature, et les lieux des actes étaient connus. L’heure à laquelle la voiture a été retrouvée, également. Une dernière information, et non des moindres, la distance parcourue par la voiture entre le vol et l’abandon. « C’est une donnée qui n’est pas souvent connue, explique Jean-Paul Kasprzyk. Dans le cas présent, le propriétaire du véhicule se souvenait du kilométrage au moment du vol. On a donc pu déduire que la bande criminelle avait parcouru approximativement 100 kilomètres en quatre jours. »

Sur base de ces données, les chercheurs ont encodé la cartographie de la région dans un modèle numérique, établi les scénarii de trajectoires parcourues les plus plausibles, et émis l’hypothèse de l’existence d’une zone de repli. L’étape finale était de pointer différents lieux où cette zone avait des chances de se trouver.

Méthode vectorielle et méthode raster

Il existe deux manières de stocker et d’utiliser des données géographiques numériquement. La méthode vectorielle, et, méthode utilisée dans cette recherche, la méthode raster, qui consiste en un découpage d’une image en plusieurs unités d’information, des cellules, ou pixels. 

La méthode raster présente un petit inconvénient, elle est plus lourde que la méthode vectorielle. « Dans une approche vectorielle, on ne définit que les objets qui  nous intéressent développe Jean-Paul Kasprzyk. Dans une image, tout le territoire est  représenté, chaque pixel doit avoir une information, une valeur. Cette information traduit la répartition spatiale du phénomène étudié. Dans le cas des routes, par exemple, une simple valeur binaire suffit à marquer la tracé des routes dans l’image » (voir illustration ci-dessous).

Schéma-surface-de-coutDès lors, pourquoi utiliser la méthode raster, si elle est plus lourde que la méthode vectorielle ? Simplement parce que cette approche offre des possibilités alternatives mais complémentaires de traitement des données vis-à-vis de l’approche vectorielle. « Nous l’avons privilégiée pour deux raisons, explique Marie Trotta, co-auteur de la publication. Premièrement, parce qu’elle permettait d’appliquer des algorithmes de propagation. La propagation signifie que passer d’un pixel à un autre va augmenter la valeur de l’itinéraire par un processus d’addition. Comme si chaque pixel avait un coût préalablement déterminé. Pour passer d’un pixel à un autre, il faut « payer ». » Par exemple, dans le cadre de cette recherche, la résolution de chaque pixel correspond à 20 mètres sur 20. En partant d’un pixel vers un pixel situé à côté, on traverse une surface de coût de 20 mètres. La valeur cumulée du second pixel est donc de 40 mètres. Normalement, une propagation peut se faire dans toutes les directions à partir du pixel d’origine. Or, les malfaiteurs avaient une voiture. Pour calculer leur trajectoire, les chercheurs devaient utiliser le réseau routier. En joignant à la logique de propagation cette contrainte du réseau, il devenait dès lors possible de calculer la distance cumulée la plus courte entre chaque pixel du réseau et les différents lieux de crime.

La méthode raster a également permis d’utiliser des techniques de math-algebra. « Pour une même région cartographiée, en fonction des données que nous voulons mettre en valeur dans les pixels, il nous faut réaliser plusieurs images, illustre Jean-Paul Kasprzyk. Une image, par exemple, sera constituée de pixels qui enregistrent le tracé des routes. Une autre présentera des valeurs en fonction du relief, une autre encore en fonction de la situation des pixels dans un milieu urbain ou rural… Les possibilités sont infinies. Ce que permet la méthode raster, c’est d’attribuer des valeurs à chacun de ces pixels en fonction de ce qu’ils représentent, et d’additionner, de multiplier ou de soustraire par exemple ces valeurs entre elles dans un modèle multicritère » Ce qui permet de délimiter des zones de recherche en fonction de plusieurs facteurs étudiés. Imaginons par exemple que lors d’une enquête, on estime que le malfaiteur recherché se cache dans une forêt à proximité d’un point d’eau et d’une route. En additionnant des images rasterisées présentant les réseaux routiers, les forêts et les rivières, il sera possible de n’extraire que les pixels présentant ces trois particularités, et du coup, d’orienter les recherches en fonction de ces résultats.

De l’élaboration de différents scénarios…

Une fois les cartes numérisées, il fallait imaginer le trajet des malfaiteurs. En tout, quatre scénarii ont été proposés. Le premier était une simple addition des distances parcourues entre les faits. Une boucle entre les vols et l’abandon de la voiture. Cette boucle n’était longue que de 86 kilomètres. Le scénario ne convenait donc pas puisque les 100 kilomètres attendus n’étaient pas parcourus. Le second scénario intégrait une zone de repli, avec un aller et un retour entre ce repère et chacun des lieux de méfait.

3e-scenarioDans le troisième scénario, sensiblement similaire, la bande ne passait pas par le repère entre le quatrième événement et l’abandon de la voiture. « Cette supposition est née du fait qu’il ne s’est passé que quatre heures entre le dernier méfait et le moment où la police a retrouvé la voiture, explique Marie Trotta. C’était un laps de temps trop court pour imaginer un repli entre les deux événements. » Un quatrième scénario, enfin, proposait un premier aller-retour entre la zone de repli et le deuxième méfait, soit un vol dans un supermarché, expliquant ainsi une possible reconnaissance préalable du lieu. Mais en additionnant cet aller-retour supplémentaire, les trajets possibles dépassaient de beaucoup les 100 kilomètres. Le troisième scénario a donc retenu l’attention des chercheurs.

« De ce scénario, expliquent les deux chercheurs, différents itinéraires possibles ont été établis par addition des surfaces de coût pour ne garder comme possibles lieux de repli que les pixels ayant une valeur proche des 100 kilomètres. Mais nous avions encore beaucoup trop de zones de repli possibles, trop de pixels candidats. »schéma-itineraire

…à la découverte de lieux de repli plausibles

Pour réduire le nombre de pixels candidats, il a donc fallu intégrer des données supplémentaires à celle de la distance. Après concertation avec la police, deux autres facteurs ont été pris en compte. « Quand les criminels choisissent une zone de repli, ils favorisent les zones rurales, développe Jean-Paul Kasprzyk. Ils privilégient également les lieux à proximité des routes principales, pour pouvoir fuir rapidement. »

Pour chacun de ces facteurs, une image cartographique a été créée, toujours quadrillée de pixels de 20 mètres sur 20. Dans le cas de l’image renvoyant aux itinéraires, les pixels qui présentaient une zone de repli dont la distance cumulée avec les différents lieux de méfaits avoisinait les 100 kilomètres avaient le plus haut score. Pour l’image représentant la proximité aux routes principales, les pixels les plus proches de ces routes avaient également un score plus élevé. Pareil, enfin, pour les pixels de l’image échelonnant les zones en fonction de leur caractère rural. Chacun de ces facteurs, en fonction de son importance, avait un poids plus ou moins élevé. Le respect de la distance était le plus important, suivi par la proximité des routes principales, et enfin, le caractère rural de la région. « On additionnait ensuite les résultats de chacune de ces images en pondérant les points suivant leur poids. Plus la valeur des pixels était élevée, plus il y avait de chances que les criminels y cachent leur véhicule. » Pour de simples raisons informatiques, la valeur de chaque pixel variait entre 0 et 255.

classement-pixelsLa recherche n’était cependant pas terminée. Les pixels, toujours suite à une discussion avec la police, devaient abriter une zone bâtie. Les malfaiteurs ayant vraisemblablement besoin d’un lieu où se cacher (garage, maison, hangar…). Si cette contrainte était remplie, le pixel était validé. Sinon, il était écarté. Techniquement, c’était possible grâce à une simple question de calcul. Le fait qu’un pixel abritait une zone bâtie ou non était différencié de manière binaire. Dans le cas où rien n’était construit, le pixel obtenait une valeur 0. Dans le cas contraire, on lui octroyait la valeur 1. Les trois facteurs additionnés entre eux étaient alors multipliés à la contrainte. La somme d’un chiffre multiplié à 0 est toujours égale à 0. Les cellules obtenant zéro étaient écartées. Quant aux pixels présentant les meilleurs scores, ils étaient extraits et représentaient la zone à investiguer. « En ne gardant que ces cellules, il ne restait plus qu’une toute petite portion de route possible sur toute la région étudiée, se réjouissent les chercheurs. Si nous n’avions pas été en simulation, nous aurions aiguillé une descente de police en fonction de ces résultats. »

Aider à dégrossir, et non pas élucider les enquêtes

« Une fois que nous avons classé les pixels en fonction de ces critères, nous avons demandé la solution aux policiers, raconte Marie Trotta. Il s’est avéré que le pixel abritant l’entrepôt où s’étaient cachés les malfaiteurs avait sur notre carte une valeur de 252 sur 255. Il figurait, selon nos déductions, parmi les zones de repli les plus plausibles. » Dans le cas présent, l’expertise géographique a fonctionné. Mais évidemment, il s’agit d’une aide basée sur des hypothèses, qui ne peut pas garantir un taux de réussite absolu. Ces informations restent des pistes d’exploration, des possibilités basées sur les lois de la probabilité. 

Une démarche transposable

Les données auxquelles les chercheurs ont eu accès reflétaient certes un cas ponctuel. Chaque série criminelle a ses particularités, ses indices et ses inconnues. Par exemple, le fait peu fréquent que le propriétaire du véhicule connaisse le kilométrage était une information clé pour retracer l’itinéraire des malfaiteurs.

Si cette méthodologie fonctionne pour un cas très particulier, certains de ces aspects sont toutefois transposables, et encore peu utilisés dans les approches classiques de profilage cartographique. Et c’est là l’intérêt principal d’une telle recherche. « La gestion des contraintes réelles de la distance, par exemple, est un aspect important de la démarche, explique Marie Trotta. » Le calcul des distances entre les méfaits a pu être étudié en distance réelle, via le réseau routier, notamment grâce à la technique de propagation. Cette technique est bien évidemment utilisable dans toutes les applications classiques de profilage, même si la distance parcourue par le véhicule n’est pas préalablement connue. « Il est par exemple possible de mettre comme contrainte une minimisation de la somme des distances, chercher l’itinéraire le plus rapide, ou le plus sécurisé. » Le simple fait de travailler sur le réseau, si élémentaire que cela puisse sembler, est également une belle originalité, qui permet de gagner en précision. « Beaucoup d’applications travaillent sur des distances euclidiennes, à savoir des droites entre deux points, explique Jean-Paul Kasprzyk. Or, quand un criminel va d’un point A à un point B, il ne parcourt pas cette distance à vol d’oiseau. »

Le développement des scénarii peut aussi être transposé à d’autres cas. Cette mécanique de pensée a, dans le cas présent, systématisé l’utilisation de la chronologie des faits, et la possible interdépendance entre deux actions qui peut en découler. Par exemple, le court laps de temps entre le dernier événement et la découverte de la voiture abandonnée a permis de déduire que les malfrats n’étaient pas repassés par le repère entre ces deux moments.

« Enfin, nous nous sommes basés exclusivement sur des données propres à l’enquête, concluent les chercheurs. Une des limites du profilage actuel est de ne pas suffisamment se baser sur les données qui sont propres à l’enquête, mais plutôt sur un modèle qui ne reflète pas spécialement le comportement du malfaiteur. Le comportement d’un criminel n’est pas assimilable à celui d’un autre. Se baser sur des modèles réalisés à partir d’autres enquêtes ne peut qu’ajouter des approximations supplémentaires. »

L’étude offre donc de nouvelles pistes à explorer en crime mapping, allant vers une plus grande précision de l’estimation de l’itinéraire de criminels. Elle ne constitue certes pas un remède-miracle pour les enquêteurs. Mais cette méthode peut cependant obtenir de bons résultats avec une plus grande probabilité de réussite que des méthodes classiques plus approximatives. Pourtant, en ce qui concerne le profilage cartographique opératoire en Belgique, les demandes d’aide des forces de l’ordre restent peu nombreuses. Et la taille drastique dans les budgets ne va certainement pas inverser la tendance. Ce ne sont pourtant pas les initiatives individuelles qui manquent, tant du côté de la recherche que chez certains commissaires tournés vers les nouvelles technologies. Il ne reste plus pour les géomaticiens belges qu’à espérer que notre pays s’aligne sur l’intérêt que certains Etats d’Europe et d’Amérique du Nord témoignent pour cette expertise scientifique en pleine expansion. En attendant, cette méthodologie est transposable à d’autres cas d’étude, comme dans le registre de la sauvegarde de l’environnement, où elle peut aider à calculer le coût écologique de certains transports, ou de passages motorisés par certaines régions du globe.

troncon-route

(1) J.P. Kasprzyk, M. Trotta, K. Broxham, J.P. Donnay, Reconstitution of the journeys to crime and location of their origin in the context of a crime series. A raster solution for a real case study, in Michael Leitner (Ed.), Crime Modeling and Mapping Using Geospatial Technologies, Springer, 2012


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