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L’art de (bien) questionner les animaux
31/10/2012

La philosophe a donc décidé de fonctionner selon la même démarche, en suivant des scientifiques « qui rendent les animaux intéressants. Car il y a plus de chances de rendre les animaux et les humains intéressants en les abordant à travers ce qu’ils font de mieux. Mais il est vrai que dans ce livre, j’adopte une liberté de ton qui me permet d’affirmer, par moment, "ça ne va pas" ».

Certains chapitres se font donc plus incisifs. Comme celui consacré à la lettre « K » pour « kilos », où l’auteure se demande pourquoi nous continuons à quantifier en poids le nombre d’animaux morts chaque année. Même si le terme « kilo » est censé participer à la remise en cause de l’industrialisation de l’élevage (Donna Haraway ne rappelle-t-elle pas que la forme la plus fréquente de relation qu’un humain entretient avec un animal est le fait de le tuer ?), l’emploi de ce mot, selon elle, signifie précisément que désormais « les animaux ne sont plus élevés mais produits comme des biens de consommation ».

Folie expérimentatrice

rat.laboDans « Séparations » (Peut-on mettre un animal en panne ?), Vinciane Despret ne rate pas l’occasion d’exprimer tout le mal qu’elle pense de l’obsession expérimentatrice d’un psychologue comme Harry Harlow qui, en tentant de comprendre les préférences alimentaires des rats non encore sevrés (plutôt lait de vache ou autres liquides ?) a fini par faire subir à ces jeunes rongeurs ce que d’aucuns qualifieraient de torture. Pour tenter de confirmer que les rats cessent de s’alimenter s’ils ne sont pas en présence de leur mère, Harlow n’a pas hésité à affamer les mères afin de savoir si elles préfèreraient, une fois libérées de leur cage, se diriger vers la nourriture ou vers leurs petits. Puis, toujours pour confirmer son hypothèse, il finit par les rendre aveugles, leur ôter les ovaires, leur enlever le bulbe olfactif. L’histoire se répètera ensuite avec de petits macaques rhésus, via l’expérience bien connue du mannequin d’acier et du mannequin de tissu visant à prouver à quel point le contact est un besoin primaire.

« Retirer, séparer, mutiler, enlever, priver. […] L’expérience de séparation ne s’arrête pas à séparer des êtres les uns des autres, elle consiste à détruire, démembrer et, surtout, à enlever. Comme si c’était le seul acte qui puisse être accompli, écrit la chercheuse. […] Ces théories ne tiennent finalement qu’à une chose : à un exercice systématique et aveugle de l’irresponsabilité. »

À la lecture de ce verbe acerbe, n’imaginez toutefois pas que Vinciane Despret  se pose en militante. « Je ne suis pas une défenseure de la cause animale, assure-t-elle. Ce qui m’intéresse, en tant que philosophe, c’est de savoir ce que cela change d’un point de vue ontologique, mais en sachant que l’ontologie a des effets pratiques, concrets : comment on prolonge cette idée de l’exceptionnalisme humain, par exemple, avec ces expériences,  dans la théorie et les pratiques. Ainsi, l’idée de l’exceptionnalisme humain, cette idée selon laquelle « ce ne sont que des animaux » fait beaucoup de dégâts, dont on commence à peine à mesurer la portée. Elle encourage une vision instrumentale du monde et des êtres.  Si vous cherchez ce qui définit ce qui importe à des scientifiques, quels qu’ils soient, vous découvrirez que chaque parcelle de savoir se définit comme une chance de changer quelque chose dans le monde. Je suis chercheuse, et je suis philosophe,  et je cherche, en tant que telle, comment accompagner les changements du monde ; accompagner ces changements voulant dire aussi leur donner une chance, s’ils me paraissent rendre ce monde un peu moins inhabitable, moins injuste, moins déconnecté et plus civilisé. Ainsi, je peux dire, certaines expériences font de nous des êtres monstrueux, qui ne laissent aucune chance à un monde meilleur.» Et cela peut passer par l’épistémologie, en tous cas, c’est par là que Vinciane Despret essaye de le faire passer. Par le fait de demander une autre manière de « faire science ». Une manière plus humaine, moins arrogante. « Il faut se demander si cela vaut vraiment le prix de mener certaines expérimentations. Est-ce que ça vaut réellement la peine de vérifier telle ou telle hypothèse ? Il faut accepter qu’il existe des choses que l’on ne peut pas savoir… »

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