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365 millions d’années et pas une ride

07/09/2012

Cela reste encore un mystère : comment les insectes ont-ils fait leur apparition sur Terre ? Une découverte réalisée à Strud, dans la province de Namur (Belgique), pourrait bien contribuer à mieux comprendre l’origine de ces petites bestioles. Une équipe de chercheurs (issus, entre autres, de l’Université de Liège) a sorti des roches le plus ancien fossile complet d’insecte. Baptisé Strudiella devonica, celui-ci a vécu il y a pas moins de 365 millions d’années. Et malgré son grand âge, il s’est révélé particulièrement bien conservé.

Strudiella-devonicaTout commence avec un autre fossile, non moins important, qui dormait dans les collections de l’Université de Liège depuis une éternité. Depuis la fin du 19ème siècle plus précisément. À l’époque, le géologue Maximin Lohest (qui, pour la petite histoire, est également celui qui a découvert – avec l’aide du préhistorien Marcel De Puydt – les ossements de l’ « Homme de Spy »(1) l’avait déposé là, Le paléontologue en était alors persuadé : ce fossile, selon lui, ne pouvait être qu’une mandibule (de sept centimètres de long) de poisson, datant du Famennien supérieur. Mais il ne mènera pas plus loin ses analyses et sa découverte restera là, dans les collections de l’ULg, au milieu d’autres fossiles inexploités.

Jusqu’à ce qu’un jeune paléontologue du Museum national d’Histoire naturelle de Paris, Gaël Clément, repère le dessin de ce fossile dans une vieille publication. Pour lui, quelque chose ne tourne pas rond : l’orientation des dents, la mâchoire… rien de tout cela ne ressemble réellement à une mandibule de poisson. Il débarque à Liège, étudie de plus près ce morceau de grès et y remarque une inscription laconique : « Strud ».  

Il faudra quelque temps pour associer ce nom à une petite carrière située dans un village de la commune de Gesves, dans la Province de Namur en Belgique. L'équipe liégeoise de chercheurs associés à la nouvelle carte géologique de Wallonie retrouva l'exacte localisation de la carrière d'où provenait la mandibule. Un « trou » d’à peu près quatre mètres de large et quinze mètres de long, qui est alors passé au peigne fin.

En 2003, Gaël Clément confirme son intuition : le fossile n’est pas celui d’un poisson, mais d’un tétrapode, l’Ichthyostega. Une (re)découverte qui fit grand bruit à l’époque. Mais ça, c’est une autre histoire(2).

Et l’arthropode fut

Car depuis lors, les recherches dans l’ancienne mine de Strud n’ont jamais cessé. Sous l’égide du Museum national d’Histoire naturelle de Paris, de l’Institut royal des Sciences naturelles de Bruxelles et de l’ULg, une à deux fois par an, pendant une dizaine de jours, une équipe se rend sur place et continue de sonder les roches. Des roches apparemment riches. La rivière qui passait par là il y a plus de 365 millions d’années (aujourd’hui entièrement comblée par des sédiments) a laissé beaucoup de traces. Des fossiles – plutôt bien conservés – de crustacés, de plantes, de vertébrés,…

Intéressant, mais pas bouleversant, scientifiquement parlant. Jusqu’à ce qu’un chercheur, spécialiste des insectes, débarque sur le site et se mette à couper très finement le schiste. Sur l’un des matériaux ainsi obtenus, l’équipe remarque alors ce qui ressemble de loin à une minuscule tache mais qui, après analyse, se révèle être un hexapode. Comprenez : un insecte. Ça n’a l’air de rien, comme ça, mais cette découverte est en réalité majeure. Il est extrêmement rare de trouver un fossile complet d’insecte aussi ancien. Car si, au Carbonifère(époque géologique s’étendant, grosso modo, de 350 à 300 millions d’années), les insectes semblent dominer la biodiversité animale, aucun fossile complet datant du Dévonien (soit la période géologique précédant le Carbonifère) n’avait jamais été mis à jour. Qui plus est en si bon état : fragiles, dépourvus de squelettes internes, les insectes se conservent en général assez mal.

Mais pas celui de Strud, rapidement baptisé Strudiella devonica. Avec ses huit millimètres de long, l’arthropode possédait deux longues antennes non ramifiées, des mandibules externes, une tête dotée de grands yeux ronds, six pattes, un corps articulé en trois parties mais dépourvu d’ailes.

vue-rapprochée-Strudiella

Une pièce manquante pour comprendre l’origine des insectes

Cette découverte s’est finalement révélée tellement exceptionnelle qu’elle a fini par intéresser la revue américaine Nature, qui vient de publier un article consacré à Strudiella (3). Parmi les signataires, on retrouve trois chercheurs liés à l’Université de Liège : Julien Denayer, doctorant et assistant, et Sébastien Olive, doctorant, au sein du Service de Paléontologie animale et humaine, dirigé par le professeur Edouard Poty, ainsi que Cyrille Prestianni, paléobotaniste  et collaborateur scientifique à l’ULg.

« Ce fossile a toutes les caractéristiques basiques du groupe des insectes, résume le trio. C’est une découverte très intéressante car on ne sait toujours pas d’où ceux-ci proviennent. Cet arthropode est donc la preuve que durant le Dévonien supérieur, les insectes étaient déjà bien développés. » Et que, par conséquent, l’origine de ceux-ci est donc bien plus ancienne qu’on ne l’avait imaginé.

Les chercheurs ont même formulé une hypothèse : si Strudiella devonica n’a pas d’ailes, c’est peut-être parce qu’il est la larve d’un insecte ailé, étant donné que ses mandibules sont typiques de celles que l’on retrouve habituellement dans cette catégorie. Ce qui conforterait l’idée selon laquelle les hexapodes étaient déjà bien installés sur terre il y a 365 millions d’années et que d’autres espèces, bien plus anciennes, restent encore à découvrir.

Sur le Net (où la découverte s’est répandue comme une trainée de poudre en quelques jours et où une recherche sur Google génère désormais des milliers de résultats !), certains évoquent la ressemblance de cette petite bestiole aves les sauterelles. Mais parler de Strudiella en tant qu’ancêtre de telle ou telle espèce bien connue de nos jours est sans doute un raccourci un peu rapide. « Ce que l’on peut dire, c’est que son groupe doit être proche de quelque chose qui a donné lieu aux insectes que l’on connaît aujourd’hui et qui témoigne d’une évolution particulière », explique Julien Denayer.    

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Le débat est ouvert

Depuis cette découverte, les paléontologues liégeois se sont attelés à décrire l’environnement dans lequel l’insecte avait vécu. Il y a fort à parier, au vu de la forme de ses mandibules, qu’il était phytophage (c’est-à-dire qu’il se nourrissait exclusivement de végétaux) ou omnivore (se nourrissant d’un mélange d’aliments d’origines végétale et animale). Il vivait sans doute dans un milieu terrestre (a priori son corps ne semble posséder aucun organe ou caractère morphologique qui lui permettrait d’évoluer dans un milieu aquatique). Serait-il un beau jour tombé dans l’eau pour finir « emprisonné » dans les sédiments de cette rivière ? La petite bête n’a pas encore livré tous ses secrets.

Mais ce qui compte, pour les trois chercheurs, c’est que le débat soit désormais ouvert. « Tout un travail de digestion doit encore être réalisé, estime Cyrille Prestianni. La découverte de ce fossile va susciter  toute une série de critiques, de questionnements et de réactions de la part de la communauté scientifique. Elle en suscite d’ailleurs déjà beaucoup ! »

Certains s’interrogent sur la véritable « identité » de Strudiella : est-il vraiment un insecte ? Mais finalement, qu’importe : « C’est ça, l’intérêt des découvertes scientifiques ! Le matériel est à la disposition de tous les chercheurs qui le souhaitent. » Le fossile, qui sera conservé dans les collections de l’Institut royal des Sciences naturelles de Belgique, risque dans les prochains mois d’attirer une foule de spécialistes internationaux.

« On espère que cela permettra d’amener les chercheurs à se focaliser davantage sur le Dévonien, car c’est une période difficile et relativement peu étudiée, ajoutent les trois collaborateurs. Souvent, la science est bloquée faute de moyens financiers. Maintenant que l’on sait que ce type d’insecte existe, cela va peut-être aider à débloquer des fonds. »

En attendant, les recherches se poursuivront vraisemblablement jusqu’en 2015 dans la petite carrière de Strud. Les fouilles d’un gisement belge auront rarement été aussi longues. Mais après avoir révélé la présence d’Ichtyostega-like puis de Strudiella, les roches de la carrière namuroise ont peut-être encore beaucoup de choses à révéler…


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