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Pour l’amour du grec…

Hommage In memoriam

Par Bruno Rochette, Chargé de cours au Département des langues et littératures classiques

jacqueline de romillyPour l’amour du grec… Le titre suggestif donné à un ouvrage collectif qu’elle publia avec Jean-Pierre Vernant, autre helléniste de renom récemment disparu, résume à lui seul toute l’activité, voire toute la vie, de Jacqueline de Romilly. La Fédération des Professeurs de Grec et de Latin (FPGL) eut l’honneur de la compter parmi ses conférencières de prestige, lors de l’Assemblée générale du 30 janvier 1988, où elle présenta une analyse remarquable du Philoctète de Sophocle1 et montra comment cette tragédie est le reflet de problèmes à la mode : la question de la nature humaine, l’idée de la ruse et l’idée de l’intérêt. Les lettres classiques perdent en elle une personnalité qui les a défendues, jusqu’à son dernier souffle, avec acharnement et ténacité. Notre dette est immense envers cette femme d’exception qui aura marqué la vie intellectuelle de la seconde moitié du XXe s. et la première décennie du XXIe s.2

Elle était née Jacqueline David, le 26 mars 1913, à Chartres, d’un père professeur de philosophie et d’une mère romancière. Elle fut deux fois lauréate du Concours général, auquel les femmes purent avoir accès pour la première fois en 1930, elle fut la première femme reçue à l’École normale supérieure, en 1933, puis à l’Agrégation de lettres, en 1936. Après avoir été professeur de lycée à partir de 1939, elle défend en Sorbonne une thèse d’État sur Thucydide et l’impérialisme athénien.3 Nommée Maître de conférences en 1949, elle devient professeur titulaire, en 1951, à la Faculté des Lettres de Lille. Entre 1957 et 1973, elle fut professeur de langue et littérature grecques à la Faculté des Lettres de Paris. Elle fut la première femme professeur au Collège de France (1973-1984), titulaire de la chaire intitulée « La Grèce et la formation de la pensée morale et politique » et la première femme élue à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres (1975). En 1988, elle devient la deuxième femme reçue à l’Académie française, après Marguerite Yourcenar, helléniste elle aussi 4. Depuis la mort de Claude Lévi-Strauss en 2009, elle était la doyenne de cette vénérable institution. L’une des très rares femmes à être Grand Croix de la Légion d’honneur, elle reçut le Grand prix de l’Académie (1984) pour l’ensemble de son œuvre et le prix Onassis pour la culture (1995). Elle était membre de nombreuses académies étrangères.

Son œuvre est imposante, et il m’est impossible d’en donner ici une analyse, même sommaire.5 Malgré son grand âge, elle n’a pas cessé de publier. Ses derniers textes ont été dictés, non plus rédigés directement de sa propre main. Jacqueline de Romilly était spécialiste de cette œuvre difficile, mais passionnante entre toutes qu’est la Guerre du Péloponnèse de Thucydide, dont elle publia, avec la collaboration de L. Bodin et R. Weil, l’édition avec traduction dans la Collection des Universités de France (5 vol., 1953-1972). Elle étudia aussi le théâtre d’Eschyle et d’Euripide, la démocratie grecque, les sophistes... Outre de savants essais (Histoire et raison chez Thucydide, 1956 ; La douceur de la pensée grecque, 1979 ; La construction de la vérité chez Thucydide, 1990), Jacqueline de Romilly publia un Que sais-je? sur Homère (1986) et une biographie d’Alcibiade (1995). Elle écrivit aussi des œuvres de fiction, des romans (Sur les chemins de Sainte-Victoire, 1987 et Ouverture à cœur, 1990) et des nouvelles qui évoquent ses souvenirs (Les Œufs de Pâques 1993 et Laisse flotter les rubans 1999).

Jacqueline de Romilly fut bien plus qu’une helléniste de premier plan. Porte-parole de la culture au sens le plus large du terme, elle a mené un ardent combat en faveur de toutes les composantes du savoir littéraire. Elle qui disait avoir été un professeur heureux, mais privilégié, a défendu ardemment l’enseignement des lettres et, en particulier, celui du grec. Après son plaidoyer L’Enseignement en détresse (1984)6, qui est un témoignage humain très émouvant et une analyse lucide de l’état de l’enseignement secondaire dans les lycées français, elle fonde, en 1992, une association pour la sauvegarde des enseignements littéraires. Jacqueline de Romilly avait analysé avec clairvoyance les causes du déclin de l’enseignement des langues anciennes. Elle voyait dans ce phénomène non un manque d’intérêt des élèves ou des parents pour les matières littéraires. À ses yeux, c’est l’orientation donnée, dans notre société, à l’enseignement visant à la rentabilité et perdant de vue l’utilité indirecte de la formation de l’esprit et de la culture intellectuelle qui explique pourquoi les lettres sont devenues le parent pauvre de l’enseignement. Elle recevait en grand nombre des lettres de professeurs qui disaient avoir suffisamment d’élèves pour ouvrir une classe de grec et qui en étaient empêchés. Elle était attristée de voir que l’on répondait à des parents qui souhaitaient que leurs enfants s’initient aux langues anciennes : «C’est bon pour cette année, mais on supprime l’année prochaine». Elle soulignait avec force la valeur intellectuelle du grec et du latin, langues qui obligent à la rigueur et au développement de l’attention chez les jeunes. De ce point de vue, on pourra lire ou relire les Petites leçons sur le grec ancien, volume publié en 2008, avec Monique Trédé, qui donne certainement envie, à ceux qui ne la connaissent pas, de découvrir la richesse de la langue grecque ancienne. Mais, pour Jacqueline de Romilly, la langue n’est pas une fin en soi. C’est un chemin vers les textes grecs et latins, qui véhiculent des valeurs fondamentales. C’est cet aspect qu’elle illustre dans son volume Pourquoi la Grèce ? (1992), où elle répond à deux questions essentielles : pourquoi les textes grecs, d’Homère à Platon, continuent-ils d’avoir une telle influence sur la culture européenne ? Quelle qualité unique cet héritage recèle-t-il pour justifier une présence aussi importante au cours des siècles ? C’est le même message de la Grèce antique qui est mis en exergue dans l’ouvrage qu’elle publia avec A. Grandazzi Une certaine idée de la Grèce (2003).

Déçue certes par son époque, mais néanmoins confiante dans l’avenir, elle œuvrait au sein de deux associations. La première, Sauvegarde des enseignements littéraires,7 a pour but de maintenir le beau et le bon, les valeurs impérissables en quelque sorte, les κτήματα εἰς αἰεί. La démocratie grecque est née il y a vingt-cinq siècles et nous discutons aujourd’hui encore de démocratie et de citoyenneté. L’autre association, qui rejoint la première, s’appelle L’Élan nouveau des citoyens8 et vise, par des rencontres, concours, échanges de lettres, etc., à promouvoir l’esprit civique et la participation.

JacquelinederomillyJacqueline de Romilly n’est plus, mais elle nous laisse une œuvre immense remplie d’humanité. Comme les penseurs grecs, elle a mis l’homme au centre de ses préoccupations. Dans son dernier livre paru au printemps de 2010, La grandeur de l’homme au siècle de Périclès, qu’elle présente in fine comme un testament, elle exprime son inquiétude, son angoisse même, devant le désintérêt que notre société manifeste pour les textes grecs dont elle a tant retiré. Elle croyait pourtant en une renaissance possible. Et cette renaissance viendra… Il appartient maintenant à la jeune génération d’hellénistes de reprendre le flambeau que lui livre avec confiance la « Vieille Dame du Quai de Conti », afin que l’enseignement du grec ancien continue de vivre.

Un livre posthume, déposé depuis plusieurs années dans un coffre, paraîtra en 2011,  aux Éditions de Fallois. Nous attendons avec impatience de découvrir ce texte que l’on peut espérer être un testament intellectuel. Nous sommes certains qu’il nous livrera un message rassurant de confiance et d’espoir.


1 La tragédie grecque et l’actualité intellectuelle du Ve s. Le Philoctète de Sophocle. Le texte de cette conférence est toujours disponible parmi les publications de la FPGL (n° 7), mais est en voie d’épuisement.

2 Pour une évocation plus étoffée de la vie, de l’œuvre et de l’action de Jacqueline de Romilly, je renvoie au bel hommage rendu par le Professeur Denis Knoepfler, titulaire de la chaire « Épigraphie et histoire des cités grecques », disponible sur le site du Collège de France.

3 Paris, Les Belles Lettres, 1947 (1951²).

4 http://www.academie-francaise.fr/immortels/base/publications/oeuvres.asp?param=679.

5 On trouvera une bibliographie sur le site du Collège de France

6 Repris avec Nous autres professeurs (1969) dans Écrits sur l’enseignement, Paris, Éditions de Fallois, 1991.

7 http://www.sel.asso.fr/

8 http://www.elandescitoyens.org/l_accueil_1171.htm. 


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