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Il faut criminaliser les cartels

 NNeyrinck

 Carte blanche parue dans le journal L’Echo,
Rubrique Débats & Opinions, 12/11/2010, page 16.
Par Norman Neyrinck,  Assistant à la Faculté de droit,
Institut d’Études Juridiques Européennes (IEJE), Université de Liège (ULg)

La Commission européenne a infligé mardi à un cartel de compagnies aériennes qui s’étaient entendues sur leurs tarifs de fret une de ses plus lourdes amendes collectives, de 799 millions d’euros. Les faits incriminés se sont étalés sur six ans, de décembre 1999 à février 2006. Les compagnies ont commencé par s’entendre pour imposer des surtaxes de carburant. Après les attentats du 11 septembre 2001, les discussions ont été élargies à des surtaxes pour la sécurité.

Une fois de plus, la Commission européenne défraye la chronique pour avoir imposé à plusieurs entreprises trouvées coupables d’entente sur les marchés une amende aux montants vertigineux. La sanction de plus de 800 millions d’euros prise à l’encontre de onze avionneurs est brutale. Pourtant, cela ne suffit pas. Il faut faire plus. Nous défendons ici l’opinion selon laquelle, non seulement l’intervention de la Commission à l’encontre des cartels est légitime, mais encore que celle-ci devrait être doublée de sanctions pénales contre les dirigeants d’entreprise qui sont à l’origine de l’infraction. Cette nouvelle forme de criminalité en col blanc ne pourra être efficacement combattue que si des peines de prison ou d’interdiction d’exercer des responsabilités économiques sont prononcées.

En pratique, qu’est ce qu’un cartel? Dans sa forme la plus pure – la plus caricaturale aussi – plusieurs dirigeants d’entreprises concurrentes se réunissent autour d’une table pour discuter chiffres et suspendre la concurrence entre eux. Progressivement, les prix augmentent sur les étals des magasins sans que le consommateur n’ait la possibilité de se tourner vers une autre offre, tous les produits du même type étant affectés par l’augmentation des prix. Lorsque ce genre de pratiques affecte des produits ou services de pur agrément, le consommateur est toujours libre de renoncer à son achat. Il en va cependant autrement lorsque le cartel a pour objet des biens indispensables ou de première nécessité. Dans ce cas, le consommateur se retrouve prisonnier de la loi du cartel, sans autre choix que de payer le prix demandé pour faire face à ses besoins, fut-il prohibitif. Si par exemple le cartel porte sur des produits pharmaceutiques, le consommateur n’a plus le choix, c’est la bourse ou la vie. Littéralement. Face à ce qui fut qualifié de véritables «cancers de l’économie moderne», la Commission européenne a très tôt réagi. Des résultats sensibles ont été engrangés. Ces cinq dernières années, plus de deux cents entreprises ont été condamnées. Des amendes toujours plus lourdes sont imposées par la Commission à charge des sociétés contrevenantes. Ainsi, en 2008, c’est une amende record de près d’un milliard et demi d’euros qui a été infligée à quatre entreprises actives dans le secteur du verre.

LIMITES

Une telle stratégie d’augmentation systématique des amendes a cependant ses limites. Premièrement, elle manque d’efficacité. Le caractère supposément dissuasif des sanctions financières semble échouer à décourager la formation de nouveaux cartels. En cela, la divergence d’intérêts entre l’entreprise, aujourd’hui punie, et ses dirigeants, exonérés de toute responsabilité mais soucieux de pouvoir afficher à court terme de bons résultats, est selon toute vraisemblance la première cause d’échec de la politique d’amendes. Ensuite, il faut bien reconnaître que le bâton financier est un instrument difficile à manier. L’analyse économique nous indique que le montant actuel des amendes ne suffit pas à compenser les bénéfices engrangés pendant les années de cartel.

 

Cartels

Pourtant, lorsque l’autorité publique intervient ces bénéfices ont généralement déjà quitté le patrimoine de la société – que ce soit sous forme de dividendes distribués aux actionnaires ou autres. L’amende frappe alors une société incapable d’y faire face, jusqu’à en menacer parfois la viabilité. Le risque est réel; certaines entre- prises ont déjà été poussées à la faillite en raison de leur incapacité à payer. Pour les clients et fournisseurs de celles-ci, cela signifie alors devoir faire face à des commandes qui ne seront pas honorées; pour les travailleurs, c’est le drame social.

ALTERNATIVES

Des alternatives existent pourtant. Des sanctions pénales doivent venir compléter les sanctions financières. Les amendes actuelles échouent à frapper les véritables responsables du cartel. L’infraction est avant tout le fait d’individus, dirigeants d’entreprises, qui aujourd’hui ne subissent pas les retombées de leurs actes. Au contraire, l’octroi de bonus, les pratiques de gestion actuelles encouragent ceux-ci à s’entendre sur les prix afin d’obtenir des résultats rapides. Lorsque des années plus tard l’amende sera mise à charge de l’entreprise, l’initiateur du cartel exercera déjà ailleurs ses bons offices. Dans ce contexte, l’imposition de sanctions pénales individuelles présenterait l’avantage d’assurer que l’intérêt à long terme des gestionnaires d’entreprises concorde avec celui des sociétés qu’ils dirigent.

OBJECTIONS

Plusieurs objections de principe sont généralement formulées à l’encontre de l’introduction de sanctions pénales contre les individus. Aucune ne convainc. Un premier argument est parfois tiré du fait que la condamnation de chefs d’entreprises hautement qualifiés ou expérimentés aurait pour effet de priver la société de ses forces vives. On peine ici à comprendre le raisonnement suivi tant la société a intérêt à écarter les services de ceux qui agissent en fraude de la loi économique. Ensuite, il est souvent soutenu dans ce débat que le respect du droit de la concurrence ne constituerait pas une valeur suffisamment importante aux yeux des citoyens européens pour justifier la mise en œuvre de sanctions pénales, destinées à ne sanctionner que les comportements moralement condamnables. Nous ne partageons pas ce point de vue. Depuis de nombreuses années les citoyens admettent que des sanctions pénales puissent être prises à l’égard de criminels en col blanc, comme c’est notamment le cas en matière fiscale. Qui plus est, sur le plan moral, le cartel s’apparente à de l’escroquerie ou à du vol qualifié.

Si les peines de prison ne semblent pas être une solution appropriée en raison du caractère notoirement dangereux et criminogène des établissements pénitentiaires belges, l’usage de bracelets électroniques ainsi que l’interdiction de continuer à exercer certains mandats ou fonctions de dirigeants de société constituent autant de sanctions susceptibles de dissuader efficacement les chefs d’entreprises de prendre part à un cartel. La France, l’Allemagne, le Royaume-Uni se sont déjà engagés dans cette voie. La Belgique doit prendre exemple. Il faut criminaliser les cartels  


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