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Une superbactérie asiatique détruit tous les antibiotiques

La nouvelle a défrayé la chronique l’été dernier : des patients hospitalisés en Inde ou au Pakistan ont ramené en Europe une bactérie qui résiste à tous les antibiotiques actuels. Certains en sont morts. Les autres l’ont échappé belle… Bien sûr, ce n’est pas la première bactérie « multi-résistante »: officiellement, en Europe, plus de 150.000 personnes meurent chaque année d’une infection contractée dans un hôpital. Mais la bactérie NDM-1, pour New Delhi Métallo-bêta-lactamase, inquiète tout particulièrement les spécialistes, car non seulement elle est intrinsèquement dangereuse, mais en plus, elle peut transmettre sa capacité de résistance aux antibiotiques à d’autres espèces de bactérie…

Japanese connection

La bactérie de New Delhi a commencé à faire parler d’elle en 2009, lorsqu’un Suédois d’origine indienne est hospitalisé pour un simple abcès dans un hôpital de la capitale indienne. Malgré les soins, son état s’aggrave et il doit être rapatrié d’urgence en Suède. Une bactérie résistant apparemment à tous les antibiotiques le ronge de l’intérieur. Les médecins suédois trouveront finalement la parade. Mais l’affaire fait grand bruit, surtout depuis la publication d’un article alarmiste par le très sérieux The Lancet infectious Diseases. Une étude montre que la bactérie indienne (New Delhi Métallo-Bêta-Lactamase-1 ou NDM-1) a été importée dans plusieurs pays européens, notamment en Grande-Bretagne, mais aussi en France, en Australie et même en Belgique: un patient belge d’origine pakistanaise est décédé à cause d’une infection contractée lors d’un voyage au Pakistan. Il a été victime d’un accident de voiture et a été hospitalisé avec une importante plaie à la jambe. A cause d’un diabète, sa plaie s’est mal cicatrisée offrant une porte d’entrée aux bactéries. NDM-1 s’est engouffrée. L’homme a été rapatrié en Belgique, où les médecins de l’hôpital universitaire de la VUB ont tenté de le soigner avec les antibiotiques les plus récents. En vain… Ils ont essayé un ancien médicament, la colistine. Sans plus de succès... Et le patient a finalement succombé à son infection.

Les spécialistes sont inquiets parce que la bactérie de New Delhi possède une arme redoutable. « Elle fabrique une enzyme, appelée métallo-bêta-lactamase, capable de détruire les antibiotiques appartenant à trois des grandes familles existantes : les pénicillines, les céphalosporines et les carbapénèmes, explique le professeur Jean-Marie Frère (Centre d’ingénierie des protéines de l’ULg). En outre, la bactérie possède plusieurs copies du gène qui permet de fabriquer cet enzyme, ce qui facilite le transfert de ce gène à d’autres bactéries, soit de la même espèce, soit d’une espèce différente. » L'échange de matériel génétique entre deux bactéries peut se faire par contact direct : transfert d'un morceau de chromosome ou d'un plasmide.  Un morceau d'ADN peut aussi être transporté d'une bactérie à l'autre par un virus bactérien (un phage) mais ce mécanisme implique la mort de la bactérie "donneuse". C'est un mécanisme très courant : on estime par exemple que les bactéries échangent frénétiquement de l'ADN dans notre propre intestin. Une bactérie inoffensive peut ainsi refiler sa résistance à un pathogène. On peut donc redouter une dissémination de ce gène de résistance aux antibiotiques à d’autres bactéries plus ou moins dangereuses pour l’être humain. A ce stade, les chercheurs ont retrouvé le gène codant pour la β-lactamase NDM-1 dans au moins deux espèces bactériennes : Escherichia Coli et Klebsiellae pneumoniae. La première est une bactérie présente dans notre système digestif, mais dont certaines souches peuvent se révéler pathogènes, voire mortelles dans certains cas.

Sonnette d’alarme dans l’hémisphère sud

L’origine exotique de la bactérie, l’Inde ou le Pakistan, n’est pas en elle-même une source d’inquiétude. « Des bactéries résistantes, il y en a partout sur la planète, explique Jean-Marie Frère. Et malheureusement, comme n’importe quel microbe, lorsqu’une personne contaminée prend l’avion, ces bactéries peuvent faire le tour de la Terre en quelques heures. » Il reste qu’un nombre croissant de spécialistes tire la sonnette d’alarme concernant l’utilisation débridée d’antibiotiques dans un certain nombre de pays de l’hémisphère sud, notamment le sous-continent indien et l’Afrique. Le problème est double. D’abord, dans les pays plus pauvres, les règles d’hygiène hospitalières sont moins sévères, et donc le risque d’y contracter une infection est plus élevé. Ensuite, l’utilisation moins contrôlée des antibiotiques favorise l’apparition de bactéries résistantes. Dans certains pays, les antibiotiques sont en vente libre. Mal informés ou mal suivis médicalement, les patients arrêtent souvent leur traitement prématurément, dès que les symptômes de la maladie disparaissent, ignorant qu’ils ont peut-être ainsi épargné les bactéries les plus résistantes. Sans concurrence dans l’organisme – toutes les autres ont été tuées par l’antibiotique - ces souches peuvent alors proliférer à la moindre occasion. Enfin, certains pays du sud sont victimes d’un marché parallèle de faux médicaments, avec par exemple des antibiotiques dilués à 50 ou 80 %, ce qui pose exactement le même problème qu’un arrêt prématuré du traitement : la sélection dans l’organisme du patient des souches les plus résistantes. « Aujourd’hui, explique Jean-Marie Frère, la gravité du phénomène de résistance aux antibiotiques suit plus ou moins un gradient Nord-Sud. »

Concernant la bactérie NDM-1, le professeur Patrice Nordmann, directeur d’une l’unité de l’INSERM qui étudie la bactérie, estime "qu’il ne faut pas pour autant boycotter les voyages vers l’Inde ou le Pakistan", mais par contre "qu’il vaut mieux y éviter toute hospitalisation" (interview publiée dans le magazine Le Point le 13/08/2010). Le message ne s’adresse pas tant aux personnes hospitalisées d’urgence qu’à un nombre croissant d’Européens ou d’Américains qui pratiquent le tourisme médical dans des pays où les soins de santé et les interventions chirurgicales sont beaucoup moins chers que chez nous. Des cliniques indiennes, par exemple, attirent les patients occidentaux avec des tarifs de chirurgie esthétique défiant toute concurrence. Le problème ne se limite au demeurant pas à l’Inde ou au Pakistan: régulièrement, des patients qui ont été hospitalisés en Turquie, en Grèce ou dans les pays du Maghreb, reviennent avec des infections résistantes aux antibiotiques.

Vers de nouveaux traitements ?

Si les antibiotiques actuels semblent impuissants face à la bactérie de New Delhi, peut-on espérer à brève échéance un nouveau médicament qui viendrait à bout de ce dangereux microbe ? Malheureusement non. « La recherche de nouveaux antibiotiques est presqu’au point mort, déplore le professeur J.M. Frère. Le problème des métallo-bêta-lactamases est connu depuis une vingtaine d’années. Dès 1993, le Centre d’ingénierie des protéines de l’ULg a entamé une étude dans ce domaine. Il y avait des financements publics à l’époque, mais aussi de l’argent de l’industrie pharmaceutique. Malheureusement, nos travaux, entre autres, ont montré qu’on ne parviendrait sans doute pas à mettre au point un médicament à large spectre contre les métallo-bêta-lactamases, mais qu’il faudrait plusieurs molécules différentes, adaptées à chaque famille ou sous-famille. Bref que cela coûterait cher à mettre au point pour un marché chaque fois relativement limité. Aujourd’hui, les financements pour ce type de recherche ont pratiquement disparu. L’industrie pharmaceutique préfère investir dans les maladies chroniques. Les patients doivent prendre un traitement à vie ; cela rapporte beaucoup plus. »

structures β-lactamase

C’est toute la lutte contre les bactéries résistantes aux antibiotiques qui est concernée. Les experts, il est vrai, ne sont pas d’accord entre eux. Un certain nombre estime qu’il faut aujourd’hui mettre le paquet, en terme de moyens, sur des politiques visant à prévenir l’apparition et la dissémination de souches résistantes, essentiellement en limitant l’utilisation des antibiotiques. Les défenseurs de cette stratégie considèrent que la course effrénée engagée entre l’industrie pharmaceutique et les bactéries est vouée à l’échec dans la mesure où chaque nouvel antibiotique, en exerçant une pression de sélection sur la ou les bactéries ciblées, favorise inévitablement l’apparition de souches résistantes. Les premières bactéries résistantes à la pénicilline ne sont-elles pas apparues dès la fin des années 40, soit quelques années à peine après le début de l’utilisation du premier antibiotique ? Plus récemment, les bactéries possédant un patrimoine génétique capable de fabriquer des métallo-bêta-lactamases, comme NDM-1, sont apparues quelques années après le lancement d’une nouvelle famille d’antibiotiques : les carbapénèmes. Les bactéries, en d’autres termes,  trouvent toujours la parade. C’est juste une question de temps.

Des enzymes capables de détruire les antibiotiques, les chercheurs en ont déjà recensé plus de 800 ! Les bactéries doivent cette diversité génétique à leur reproduction très rapide : une division cellulaire toutes les 20 minutes ! Si la bactérie de départ trouvait de quoi se nourrir, sa descendance atteindrait la masse de la Terre en moins de 72 heures ! Ce qui est certes un peu théorique. Mais à chaque reproduction, il existe une probabilité non négligeable de mutation génétique aléatoire. Qu’un gène de résistance puisse s’adapter à de nouveaux antibiotiques dans ces conditions est donc hautement probable. La sélection du milieu fait le reste. En effet, dans un certain nombre de cas, les bactéries possèdent déjà le gène de résistance dans leur patrimoine, mais ne l’expriment pas nécessairement. Cela s’explique par le fait que la plupart des antibiotiques sont des dérivés de molécules naturelles. La pénicilline, par exemple, vient d’un champignon. Dans la nature, certaines bactéries ont donc souvent déjà été en contact avec des molécules proches de celles des antibiotiques ; elles ont donc déjà dû apprendre à se défendre contre elles. La transmission « horizontale » entre souches ou espèces contribue alors à répandre la résistance dans le monde bactérien. L’idéal serait donc de trouver un antibiotique entièrement synthétique. « Ce qui nous donnerait sans doute dix ans d’avance sur la riposte bactérienne, évalue Jean-Marie Frère. »

Mais en attendant cet hypothétique super-antibiotique, il faut, selon Jean-Marie Frère, poursuivre la recherche, « pour garder un coup d’avance », parce que d’autres bactéries résistantes du type NDM-1 vont immanquablement émerger dans les prochaines années. Le CIP n'a pas travaillé sur la bactérie de New Dehli en particulier mais sur des bactéries produisant des bêta-lactamases très proches qui confèrent le même type de résistance à plusieurs espèces bactériennes dont E.coli et Klebsiella (1). En 2008, Jean-Marie Frère et plusieurs autres spécialistes ont publié dans The Lancet un vibrant plaidoyer en faveur de la recherche sur les antibiotiques (Lire : Antibiotiques contre bactéries). Mais deux ans plus tard, ils n’ont pas le sentiment d’avoir été entendus.

Clément Violet

(1) Travaux récents du Centre d'Ingénierie des Protéines de l'Université de Liège sur les Métallo-β-lactamases. . 

 

Pour aller plus loin : 

  • Gerard D. Wright, Q&A: Antibiotic resistance: where does it come from and what can we do about it?,  BMC Biology 2010, 8:123 Lire l'article
  • Résistance des “bactéries d’hôpital” aux antibiotiques Lire l'article


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