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Des experts qui ont le nez fin

24/08/2012

Grâce à la mise au point d’une nouvelle technologie d’analyse chimique par deux départements de l’Université de Liège, la Belgique se trouve désormais en pointe dans l’identification précise des odeurs de la mort. Ce progrès devrait intéresser les criminologues et les policiers du monde entier, et jusqu’au célèbre FBI…

Nicrophorus-vespilloidesCertains la jugent macabre, repoussante. D’autres, passionnante, ne fût-ce que parce que ses applications concrètes peuvent contribuer à soulager le deuil des proches d’une personne décédée. L’entomologie forensique - l’étude du rôle des insectes dans la décomposition des cadavres - a au moins la particularité de ne laisser personne indifférent. On sait, de longue date, qu’il suffit de quelques minutes pour voir débouler sur un cadavre animal ou humain une série d’insectes spécialisés dans la tâche de « nettoyage ». Si les conditions de température et d’accessibilité sont réunies, ce sont par exemple les Calliphoridés (une famille bien spécifique de Diptères : la mouche verte, la mouche bleue…) qui entament le travail de décomposition. D’autres suivront, en général des Coléoptères tout aussi spécialisés (Silphidés, Dermestidés, etc.). Sans les composés organiques volatils (COVs) dégagés par le cadavre, l’arrivée de ces insectes nécrophages serait fortement retardée. En fonction des espèces d’insectes retrouvées sur un cadavre, mais surtout en fonction du stade de développement de leurs larves et de leurs nymphes, il est possible de fixer le moment et le lieu du décès. Et, dans certaines enquêtes criminelles, de démasquer les stratégies mises en œuvre par un assassin - déplacer un corps, par exemple - pour masquer son forfait. En travaillant sur les COVs, on peut aussi entraîner des chiens à la détection de cadavres ensevelis sous les décombres après une catastrophe.

Les banques de données internationales, parmi lesquelles celle du fameux FBI (Etats-Unis), comptent classiquement près de 400 composés organiques volatils, parmi lesquels à peu près une centaine liés spécifiquement aux « odeurs » de cadavre. Ce répertoire vient toutefois de faire un bond en avant grâce au partenariat noué entre deux unités de l’Université de Liège : le Laboratoire de chimie analytique organique et biologique du Département de Chimie et l’Unité d’Entomologie fonctionnelle et évolutive de Gembloux Agro-Bio Tech, avec le soutien de l’équipe de la police fédérale spécialisée dans l’identification des victimes, le DVI (Disaster Victime Identification Team). Après plusieurs d’années d’efforts, les experts ont mis au point une nouvelle méthode d’analyse, plus complexe et plus performante, pour l’identification des « odeurs de la mort », permettant l’identification de 830 composés spécifiques à la décomposition animale. Son nom : la chromatographie gazeuse exhaustive bidimensionnelle couplée à la spectrométrie de masse.

« En fait, le concept de base de cette méthode date des années nonante mais n’est en plein essor que depuis quelques années, précise Jean-François Focant, responsable du Laboratoire de chimie analytique organique et biologique. Notre travail, étalé sur une quinzaine d’années, a consisté à mettre cette méthode en pratique et à mettre au point le couplage entre la chromatographie et différents spectromètres de masse. Dans le cas qui nous occupe, il faut voir le chromatographe comme une « machine » permettant de séparer chacun des composés prélevés à proximité du cadavre. Une fois séparés, les composés sont introduits dans une sorte de balance - le spectromètre de masse - qui, après ionisation et accélération des composés dans des champs magnétiques et électriques, identifie ceux-ci en fonction de leur masse via une comparaison avec des banques de données. L’innovation, c’est qu’au lieu d’avoir une séparation classique - à une seule dimension - des composés introduits dans le chromatographe, la nouvelle technique permet une séparation à deux dimensions. Résultat : nous pouvons maintenant tenir compte d’environ 300 composés supplémentaires qui, jusqu’ici, n’avaient pas été liés à la décomposition des cadavres du fait qu’ils étaient « cachés » par d’autres molécules ».

Etapes-décomposition-cochon

Un autre volet des recherches liégeoises, plus pédologique, a permis de mettre en évidence l’existence de composés organiques volatils spécifiques aux cadavres enfouis dans le sol. Il s’agit, en quelque sorte, de véritables « signatures » olfactives de la présence d’un cadavre ou d’une tombe. « Si on prélève les cinq à dix premiers centimètres d’un sol où se trouve un cadavre, on découvre, grâce à la nouvelle méthodologie développée, l’existence d’une série de molécules qui « marquent » littéralement l’environnement de celui-ci, précise Jean-François Focant. Celles-ci peuvent évidemment varier, par exemple en fonction de la végétation présente. L’intérêt pratique, c’est que si l’on soupçonne sur un site donné la présence d’un cadavre enseveli, on pourra confirmer cette hypothèse beaucoup plus rapidement, après une « simple » analyse d’échantillons de sol en laboratoire et sans procéder systématiquement à une opération de creusement. En comparant les bio-marqueurs d’un sol suspect avec ceux d’un sol vierge, on pourra comparer leurs « empreintes digitales » respectives et identifier le signe avant-coureur d’un éventuel phénomène de putréfaction ».

On imagine aisément les applications concrètes de telles découvertes dans le domaine de l’investigation policière. Mais le champ potentiel des applications pourrait s’avérer bien plus vaste, certaines momies continuant à dégager des substances olfactives pendant des centaines, voire des milliers d’années, après leur ensevelissement. De telles avancées technologiques pourraient aussi aider à mieux comprendre l’habileté des chiens à trouver les cadavres. Et, plus concrètement, à mieux les entraîner à l’avenir ; par exemple en améliorant et en diversifiant la composition chimique des solutions aujourd’hui utilisées dans le commerce, autour desquelles les laboratoires privées entretiennent un halo de mystère. Verra-t-on un jour les enquêteurs de police utiliser des détecteurs de cadavre aussi facilement qu’on utilise aujourd’hui des détecteurs de métaux ? « On n’en est pas encore là, répond Jessica Dekeirsschieter, chercheuse au sein de l’ Unité d’Entomologie fonctionnelle et évolutive, pour qui la méthode mise au point avec le Département de chimie marque l’aboutissement de cinq années de recherches doctorales.  Mais on peut raisonnablement espérer arriver, à moyen terme, à identifier la signature chimique spécifique d’un individu blessé dont le corps n’est pas entré en putréfaction. Et, de là, dresser des chiens ou d’autres animaux à leur détection. Il est vrai que la recherche, dans ce domaine délicat, est freinée par des considérations éthiques et hygiénistes bien compréhensibles. Seuls les Etats-Unis permettent la recherche scientifique sur le corps humain en décomposition en relation avec la science forensique. En Belgique notamment, on travaille essentiellement sur le porc du fait qu’il présente de nombreuses similitudes avec l’homme : peau claire, système digestif monogastrique, flore intestinale proche de la nôtre, même mode d’entrée des insectes nécrophages dans le corps (via les orifices naturels), etc. »

Nul doute que la méthode mise au point par les laboratoires liégeois et gembloutois sur la base du « modèle cochon » sera bientôt utilisée, outre Atlantique, sur le modèle humain. « Pour y arriver, il faudra nécessairement travailler sur différents scénarios, commente Jessica Dekeirsschieter. On peut, en effet, raisonnablement supposer qu’un corps emballé dans une couverture et un corps emballé dans un plastique n’émettront pas le même profil d’odeurs. On peut également s’attendre à ce que, malgré la proximité homme/porc, certains bio-marqueurs olfactifs soient spécifiques à l’homme. » En réalité, malgré ses aspects quelque peu repoussant pour le commun des mortels, le champ d’investigation de l’entomologie forensique et, au-delà de celle-ci, de l’étude de l’ensemble des odeurs liées à la mort semble gigantesque. « On sait, aujourd’hui, que certaines espèces d’araignées dessinent leur toile différemment si un cadavre est présent dans la pièce, explique Eric Haubruge, chiens-sauveteursresponsable de l’Unité d’entomologie fonctionnelle et évolutive et vice-recteur de l’Université de Liège. Et que certains poissons peuvent même être entraînés à détecter des cadavres. Les odeurs sont partout ! Dommage que la mort n’intéresse personne… A part, bien sûr, les familles, les juges d’instruction et le DVI ». Et l’entomologiste de regretter qu’à part les bourses octroyées aux doctorants par le Fonds pour la formation à la recherche dans l’Industrie et l’Agriculture (FRIA), tous ces travaux doivent se financer pour le moment, en Belgique, strictement sur fonds propres des laboratoires concernés…


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