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Réformer, c’est bien. Respecter les lois votées, c’est mieux.

Par Christian Behrendt, professeur de droit consitutionnel à l'Université de Liège
Texte paru dans la rubrique Opinions/série "Dans la cuisine des constitutionalistes" du journal La Libre Belgique du 9 juin 2010

La future réforme de l’Etat négociée sera-t-elle loyalement suivie par tous? De brusques changements unilatéraux dans le passé n’incitent pas à l’optimiste.

Si une nouvelle "grande" réforme de l’Etat devait être négociée au cours des prochains mois par les partis de la nouvelle majorité fédérale, quels risques une telle entreprise est-elle susceptible de comporter ? A quels dangers peut-elle potentiellement exposer le pays ?

C’est à cette question que je me propose de consacrer quelques développements ; elle me paraît particulièrement importante dans le climat politique et institutionnel perturbé que nous connaissons pour l’instant. Dans ce contexte, une interrogation domine à mon sens toutes les autres ; elle est : une nouvelle réforme de l’Etat, une fois négociée, votée et publiée au Moniteur belge, sera-t-elle loyalement suivie et exécutée par toutes les parties ?

A cet égard, certains incidents survenus au cours des derniers mois me conduisent à un pronostic prudent, voire réservé. Qu’il me soit permis de relever deux illustrations, tirées de la seule année parlementaire écoulée (2009-2010).

Le premier exemple concerne les convocations électorales dans les communes à facilités et m’oblige à brièvement remonter, respectivement, en 1988 et en 2003. En 1988, le constituant décide de réserver à l’Autorité fédérale - et à elle seule - le soin de régler l’emploi des langues dans les communes à facilités ; on disait alors que les facilités venaient d’être "bétonnées" dans la Constitution (article 129, § 2, Const.). Quant à l’année 2003, elle retient mon intérêt parce que le 18 avril de cette année, le ministère fédéral de l’Intérieur publie très officiellement au Moniteur des "instructions" à l’attention de toutes les communes du Royaume, "instructions" dans lesquelles il expose les obligations qui pèsent sur les autorités communales lors de l’organisation d’élections législatives fédérales. Ces instructions, toujours en vigueur, ont notamment trait aux convocations électorales : dans les six communes de la périphérie bruxelloise, les convocations électorales doivent être envoyées dans la langue de l’administré, c’est-à-dire soit en néerlandais, soit en français (1).

Or nous voici en 2010. Malgré la révision constitutionnelle de 1988 (obtenue par les francophones en contrepartie de lourdes concessions faites aux partis flamands) et la clarté des instructions ministérielles fédérales de 2003, le ministre flamand de l’Intérieur, M. Geert Bourgeois (NVA) enjoint aux communes à facilités de sa Région d’envoyer les convocations électorales exclusivement en langue néerlandaise, en se fondant sur une circulaire flamande de 1997, la fameuse circulaire "Peeters". Ce faisant, le ministre Bourgeois - qui ne dispose pourtant d’aucune compétence dans l’organisation des élections fédérales - donne préférence à une norme flamande de 1997 alors que des règles plus récentes - à savoir les instructions du ministre fédéral de l’Intérieur de 2003 - énoncent exactement le prescrit inverse.

Je l’ai dit : conformément à l’accord intervenu en 1988, l’Autorité fédérale est seule compétente en matière d’emploi des langues dans les communes à facilités. Mais 22 ans plus tard, en 2010, tout cela est loin : les contreparties jadis consenties par les francophones - notamment une loi de financement défavorable à Bruxelles - sont devenues des acquis ; quant aux concessions flamandes de l’époque par contre, on a presque l’impression qu’elles n’ont jamais été consenties. Comme après un rêve, on finit par se demander si l’on est vraiment sûrs qu’il y a eu, en 1988, un bétonnage des facilités, avec une compétence exclusive de l’autorité fédérale à la clef, et si on est vraiment certains que le ministre fédéral de l’Intérieur est en droit de prescrire que les convocations électorales lors des élections fédérales doivent, dans les communes à facilités, être envoyées conformément au souhait de l’administré, soit en néerlandais soit en français. On le voit, tel un acide puissant, le courant autonomiste ronge la substance de normes constitutionnelles ou législatives pourtant bel et bien votées. Fort heureusement, il existe des bibliothèques pour garder trace des écrits de jadis

 

Drapeau belge

Second exemple, lui aussi tiré de l’actualité. Le 23 octobre 2009, la Communauté flamande adopte un décret qui confie désormais l’inspection des écoles francophones de la périphérie bruxelloise aux services flamands de l’enseignement. Motif invoqué : les écoles en question, fussent-elles francophones, se situent en Flandre ; et en Flandre, seule la Communauté flamande peut être compétente. Pourtant, une loi spéciale du 21 juillet 1971 - négociée de commun accord entre francophones et flamands - permet justement une dérogation à cette règle d’exclusivité territoriale des Communautés : aux termes de son article 5, certaines "mesures d’exécution pratiques en matière d’enseignement" sont maintenues "au profit des habitants des six communes périphériques" - autrement dit : dans ces 6 communes, la Communauté française dispose bel et bien de certaines compétences. Et parmi ces compétences figure notamment celle de régler l’inspection pédagogique (2). La loi spéciale de 1971 précise par ailleurs que toutes ses règles ne pourront être modifiées qu’avec l’accord conjoint du Parlement de la Communauté flamande et de la Communauté française. Or, cette dernière n’a jamais assenti à la modification des règles en matière d’inspection pédagogique. Force est donc de constater - même si ce discours est presque inaudible au sein de la classe politique néerlandophone - que la Communauté flamande n’était pas en mesure de s’attribuer unilatéralement, comme elle l’a fait dans son décret d’octobre 2009, l’inspection des écoles francophones de la périphérie bruxelloise.

Comme enseignant de droit constitutionnel, je m’interroge : comment est-il possible que pendant 38 ans (de 1971 à 2009), la classe politique flamande convient qu’une règle donnée - en l’occurrence l’article 5 de la loi spéciale de 1971 - constitue la vision correcte en droit, et que, soudainement, un beau jour en 2009, elle parvient à complètement s’en détacher ?

Bien sûr, peut-être est-ce moi qui suis dans l’erreur : ai-je mal lu la loi ? Suis-je allé trop vite ? N’ai-je pas aperçu la finesse du raisonnement juridique des 117 députés flamands qui ont approuvé le décret, sur les 118 qui étaient présents ? Je suis en tout cas certainement bien avisé d’accorder à ces 117 députés le bénéfice du doute - car la Cour constitutionnelle, qui a été saisie du problème par la Communauté française, ne s’est pas encore prononcée.


Mais le jour où elle l’aura fait, l’un des deux constats suivants s’imposera alors : soit qu’une loi spéciale négociée de commun accord entre les deux Communautés, fût-elle vieille de plus de 35 ans, continue à avoir une valeur juridique plus grande que la volonté parlementaire d’une seule communauté linguistique. Soit alors - possibilité inverse - que nos lois de réformes institutionnelles ne sont, somme toute, que des "produits périssables", dotées d’une période d’application régulière de deux ou trois décennies au plus ; et que, passé ce délai, elles appartiennent, sans même qu’il faille procéder à leur abrogation formelle, au musée de l’histoire du droit.

Or, si jamais c’était le second scénario qui devait se réaliser, devrait-il nous inquiéter ? Le tout est sans doute une question de perspectives : le statu quo peut constituer une contrainte et le changement une occasion à saisir. Mais à certains moments graves de la vie nationale, il est sans doute tout aussi indiqué de voir dans la stabilité le gage d’une indispensable paix sociétale, et dans le brusque changement unilatéral les pernicieuses aurores d’un empire immodéré de la loi du nombre.

(1) Point 8 des Instructions du ministre fédéral de l’Intérieur, Moniteur belge, 18 avril 2003, 4e édition, page 20.059 : dans "les 6 communes périphériques ( ) ces convocations doivent être rédigées exclusivement dans la langue dont le particulier fait usage dans ses rapports avec l’autorité locale, à savoir le français ou le néerlandais".

(2) On peut ainsi lire dans le projet de loi spéciale en question que "[l]es écoles de langue française sont soumises à l’inspection pédagogique des fonctionnaires du département de l’éducation nationale, secteur français" (Doc. Parl.), Sénat, session 1970-1971, n° 497, page 8). C’est moi qui souligne.

 

 



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