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La crise de la dette grecque : vers une faillite d'Athènes?

Carte blanche parue dans le journal l'Echo du 5 mai 2010
Par Patrick Wautelet,  professeur de droit international à l’Université de Liège

 De rebondissements en atermoiements, la crise de la dette publique grecque a amplement fait parler d'elles ces dernières semaines. Nul doute que l'intérêt qu'elle suscite tient notamment à l'existence de l'union monétaire européenne et au risque de contagion, réel ou supposé, à d'autres pays. Parmi les scénarios avancés comme dénouement de cette crise, on a coutume de relever, sans guère d'explication, celui de la faillite de la République grecque. S'agit-il de science fiction ou d'une perspective bien réelle?

Pour répondre à cette question, il faut distinguer deux éléments qui, mis ensemble, composent les situations de faillite telles qu'on les entend généralement. Une faillite repose en effet d'abord sur les difficultés économiques du débiteur, généralement caractérisées par une situation de cessation de paiement. Elle appelle une réponse juridique dont la caractéristique majeure est de contraindre les créanciers à une certaine discipline.

Les difficultés économiques d'abord. Celles-ci peuvent affecter tous les débiteurs – qu'il s'agisse d'une entreprise, petite ou grande, mais aussi d'un Etat. Il est certes plus facile de prendre la mesure des difficultés auxquelles un débiteur commercial est confronté – la lecture du bilan et des comptes annuels renseigne à suffisance – que d'apprécier la gravité de la situation d'un Etat. Celui-ci ne dispose-t-il pas en effet du pouvoir fiscal qui pourrait le mettre à l'abri des fins de mois difficiles ? Et le FMI ne peut-il pas jouer le rôle de 'pompier', rétablissant le crédit au bénéfice de l'Etat défaillant qui ne trouve plus à se financer sur les marchés – moyennant l'application d'un de ces programmes d'assainissement souvent critiqués?

S'il est parfois malaisé de mesurer l'étendue des difficultés financières d'un Etat - la lecture du bilan d'un Etat n'est pas chose aisée ...- , la crise grecque a rappelé que les débiteurs souverains ne sont pas plus à l'abri des difficultés que les débiteurs commerciaux. Les précédents sont d'ailleurs fort nombreux. On se souviendra notamments des importantes difficultés qu'ont connu de nombreux pays d'Amérique centrale et du Sud au début des années 1980, le Mexique déclarant en août 1982 qu'il ne pourrait faire face aux paiements de sa dette.

Plus près de nous, l'Argentine a connu une période mouvementée dans les années 1990, le pays se trouvant contraint d'arrêter le remboursement de sa dette début 2002. Selon de récentes statistiques, les difficultés sont loin d'être exceptionnelles puisque près de 40 % des Etats du monde ont connu des difficultés de remboursement de leur dette entre 1985 et 2005.

Quelles solutions le droit offre-t-il pour faire face à ces difficultés? Lorsque le débiteur est une entreprise commerciale, le droit national met en place une panoplie de mesures qui vont de la liquidation pure et simple de l'entreprise à la tentative de sauvetage – la préférence étant ces dernières années accordée aux mesures de ce dernier type. Dans tous les cas, la caractéristique principale de ces mécanismes est la discipline qu'ils imposent aux créanciers. Ceux-ci verront leurs possibilités d'action réduites, au moins dans un premier temps. Le patrimoine du débiteur, ou ce qu'il en reste, ne leur sera plus accessible, sauf les exceptions prévues pour les créanciers prévoyant qui disposent d'un mécanisme de sûreté comme une hypothèque. En contrepartie de cette limitation de leurs droits, les créanciers ont la garantie qu'un tiers neutre et compétent assume le contrôle du patrimoine du débiteur en respectant une stricte égalité entre les créanciers.

Un tel mécanisme ne se conçoit pas pour l'Etat en difficulté. Comment imaginer en effet qu'un Etat, même en difficulté, accepte qu'un tiers puisse assumer le contrôle de son patrimoine, comme le ferait un curateur? Comment concevoir qu'un administrateur, même désigné par un organe international, puisse décider de vendre le Parthénon ou d'autres actifs de l'Etat défaillant? La logique de souveraineté qui constitue le principe fondamental des relations internationales suffit à expliquer qu'aucun Etat n'accepte de se soumettre à un tel régime. Au contraire des autres débiteurs défaillants, l'Etat en difficulté demeure dès lors seul face à ces créanciers.

A quelles conséquences le défaut d'un Etat peut-il dès lors conduire? Les créanciers ne pourront s'adresser à un curateur ou au FMI – celui-ci ne peut imposer à l'Etat défaillant aucune solution. Ils ne trouveront la plupart du temps qu'un appui modeste auprès de leur Etat – on est loin du temps où les Etats prenaient fait et cause pour leurs créanciers. Lorsque le Vénézuela a décidé, en 1902, de ne plus rembourser sa dette extérieure, des navires allemands, anglais et italiens ont alors bloqués les ports du pays pour contraindre le gouvernement vénézuelien à reprendre le paiement de sa dette extérieure. Une telle intervention ne se conçoit plus guère aujourd'hui.

 

   carte grèce

On a vu plus récemment des créanciers se spécialiser dans le rachat, parfois à très bon compte, de la dette de certains Etats. Ces créanciers, qualifiés parfois de 'fonds vautours', tentent ensuite de revendiquer cerains avoirs détenus par des Etats défaillant en dehors de leur territoire national. Pour contrer ces tentatives, la Belgique s'est récemment dotée d'une législation qui immunise les fonds destinés, par le biais de la coopération au développement, aux Etats étrangers. Ces fonds avaient en effet fait l'objet de revendications par des créanciers de ces Etats.


Alors que les créanciers sont engagés dans une véritable course aux avoirs, les Etats défaillant n'auront de cesse de travailler à un rééchelonnement de leur dette. Lorsqu'un Etat s'est principalement endetté auprès de ses habitants ou d'établissements bancaires locaux, une telle opération peut facilement leur être imposée. Si la dette comprend une grande partie de prêts d'Etats étrangers, le recours au Club de Paris, qui fonctionne depuis 1956, permet d'obtenir des  allègements de dette, soit par un rééchelonnement soit par une réduction des obligations du service de la dette pendant une période déterminée.

Conséquence d'une gestion plus dynamique de leur dette, la plupart des Etats s'endettent aujourd'hui auprès d'établissements financiers, voire du grand public. Le rééchelonnement de ces dettes est plus difficile à réaliser, d'autant que, suivant l'évolution des opérations financières, la dette publique s'est considérablement dématérialisée et internationalisée. Le papier d'état circule et les détenteurs sont des investisseurs sans lien direct avec l'Etat. Coordonner la réponse de ces investisseurs, parfois individuels, s'avère tâche impossible. En outre, ils n'ont que peu d'intérêt à accepter une réduction de la valeur de leur titre. Ceci n'empêche pas certains Etats de tenter de passer en force – l'Argentine a récemment montré l'exemple avec l'opération menée par le ministre des Finances Lavagna, qui a proposé une opération d'échange de la dette accompagnée d'une substantielle réduction de valeur. Inutile de souligner que de nombreux créanciers sont fort peu disposés à accepter l'échange proposé. L'on ne compte d'ailleurs plus les procédures toujours en cours contre l'Argentine suite à cette opération.

Suite à la multiplication des crises récentes, une réflexion s'est engagée, notamment sous l'impulsion du FMI et du G10, visant à proposer de nouvelles solutions à ce problème ancien. Une solution originale a été proposée : plutôt que d'imaginer un 'tribunal mondial des faillites', chimère incompatible avec la souveraineté des Etats, il a été proposé d'internaliser des mécanismes de coordination pour faciliter le rééchelonnement des dettes. Concrètement, il s'agit de prévoir, dans les conditions qui gouvernent les emprunts lancés par les Etats, des dispositions - connues sous l'expression anglaise de 'collective action clauses' - permettant notamment à l'Etat de modifier les termes de l'emprunt si une majorité qualifiée d'investisseurs y consent. A l'heure actuelle, ces clauses, que les Etats sont libres d'inclure dans la documentation de leurs emprunts, doivent encore faire leur preuve en cas de crise. Elles pourraient bien avoir un effet préventif, amenant les créanciers à abandonner les poursuites individuelles.

Que retenir à ce stade pour la crise grecque? Qu'une défaillance de l'Etat grec ne constituerait pas un cas unique, sauf sans doute par l'impact qu'il aurait sur la monnaie unique européenne. Quant aux solutions envisageables si ce scénario catastrophe devenait réalité, elles sont bien maigres, la pauvreté du droit de l'insolvabilité des Etats n'augurant pas d'une résolution ordonnée de la période post-insolvabilité.

 

 


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