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Orientation scolaire ne rime pas (toujours) avec relégation

21/08/2012

Géraldine André vient de publier un ouvrage intitulé : « L’orientation scolaire. Héritages sociaux et jugements professoraux. » Un livre tiré de sa thèse de doctorat, dans lequel elle tente de comprendre pourquoi les jeunes des milieux populaires se retrouvent souvent dans des filières peu valorisées de la hiérarchie scolaire. Grâce à une enquête de terrain de longue haleine combinée à un important bagage théorique, elle met en lumière l’importance de l’héritage familial et social dans le processus d’orientation, aussi bien du côté des jeunes que du côté des professeurs.

COVER-Orientation-scolaireElle rêvait de s’envoler vers l’Afrique pour y étudier et pour préparer une thèse sur le système éducatif. Mais c’est finalement à Charleroi que Géraldine André, chargée de recherches FNRS, chercheuse à Pôle Sud et attachée au Laboratoire d’anthropologie sociale et culturelle (LASC) de l’Université de Liège, a entamé son doctorat. Moins exotique. « Mais sans doute plus prioritaire pour les instances qui finançaient cette étude », glisse-t-elle. C’était en 2005. L’époque du « contrat pour l’école », du nom de ce projet lancé par la ministre de l’Enseignement du moment, Marie Arena. Un projet qui visait, entre autres, à lutter contre l’échec, la ségrégation scolaire et à comprendre pourquoi « de trop nombreux élèves fréquentent des écoles, des filières et des options qu’ils n’ont pas choisies. Soit parce qu’ils n’ont pas de projets, soit parce que des difficultés précédentes les ont éloignés de leur projet.» (1)

Ce fameux contrat pour l’école avait alors (re)mis en lumière cette statistique : en Fédération Wallonie-Bruxelles, 65 à 70% des étudiants suivant des cours en technique ou en professionnel auraient une origine sociale populaire. « Surtout, on avait constaté qu’il y avait énormément de mouvements dans ces filières. D’établissements en établissements, d’options en options, des études au travail et inversément… Beaucoup ne terminaient pas leur cursus et se retrouvaient sur le marché de l’emploi sans diplôme », explique Géraldine André. Bien qu’ayant reçu une formation d’anthropologue, elle décide de s’inscrire dans ce débat en adoptant un point de vue sociologique. Son point de départ : « Pourquoi les jeunes des milieux populaires, dans un système éducatif ouvert, se retrouvent-ils souvent dans des filières peu valorisées dans la hiérarchie scolaire ? »  

Pendant deux ans, Géraldine André s’est donc installée à Charleroi. Comme beaucoup d’autres villes, cet ancien bassin industriel a dû entamer une profonde reconversion lorsque les usines ont peu à peu disparu du paysage, chamboulant toute l’économie locale, faisant grimper le taux de chômage et provoquant une précarisation des classes populaires.

L’œil de Moscou

Sur place, elle se met à fréquenter quotidiennement deux établissements. L’un (presque) à 100% masculin, l’autre davantage mixte. « Au départ, les enseignants me surnommaient "l’œil de Moscou", ils pensaient que j’étais là pour les espionner ! », sourit-elle. Mais, dans un premier temps du moins, c’est surtout aux jeunes que la chercheuse s’intéresse. Elle commence par compulser les dossiers scolaires. Puis, de fil en aiguille, elle étudie plus particulièrement le parcours de 40 d’entre eux. Elle les suit durant les cours, à la récréation, mais aussi dans différents lieux de socialisation et dans la sphère familiale. « Même si l’orientation scolaire est une question classique de la sociologie de l’éducation et qu’elle m’a conduite à travailler des concepts et des débats sociologiques, je tenais à appliquer une méthode ethnographique, en rapport avec ma formation initiale, l’anthropologue travaille davantage que le sociologue à l’induction. J’ai vraiment passé beaucoup de temps avec les gens pour comprendre leur mode de vie. Me rendre dans les familles était très important, car cela permet d’aller au-delà des déclarations et des présentations formelles et de discerner la signification des pratiques ».

Tout ce travail de terrain plantera finalement le décor de sa thèse puis de son ouvrage, intitulé L’orientation scolaire. Héritages sociaux et jugements professoraux, un condensé de son doctorat, publié aux PUF (2). Un livre dans lequel on retrouve les portraits de Jo, Jessy, Brandon, Giovanni, Kevyn, Jordan, Sylvie, Gaëtan, Laurent, Marine… Autant d’adolescents carolos, dont les parcours se sont progressivement éloignés de la filière générale pour se diriger vers l’enseignement technique ou professionnel.


Une orientation, pas une relégation

En analysant ces parcours, Géraldine André démontre que, contrairement au message habituellement relayé par les discours publics, suivre des cours dans ces deux filières n’est pas toujours vécu comme un échec. « Un grand nombre d’individus qui ont été suivis ne perçoivent pas leur parcours scolaire comme une trajectoire de relégation, explique-t-elle. Ils contribuent à leur orientation, ils ne la subissent pas. Il arrive même parfois que la décision de rejoindre l’enseignement technique ou professionnel a été prise avant que le conseil de classe ne se soit exprimé dans ce sens ».

Si ces élèves ne ressentent pas les stigmates de ce verdict scolaire, c’est grâce aux représentations acquises par leur héritage familial et social. Certains vont par exemple valoriser l’importance de la pratique par opposition avec la théorie, souvent jugée inutile. D’autres vont structurer leur perception du champ scolaire autour de l’attachement à la sphère locale et aux relations de proximité, voire de l’hédonisme (la chance et le destin comme facteurs de réussite plutôt que le travail acharné), etc. L’anthropologue a par ailleurs remarqué que plusieurs adolescents se réappropriaient certaines caractéristiques auparavant liées à l’univers ouvrier. Comme la virilité, l’importance de la force physique, l’humour de chantier… Même si cela n’est plus tout à fait pertinent dans leur mode de vie actuel. « Par contre, plus les jeunes possèdent des codes liés à ceux des classes moyennes (sans nécessairement en maîtriser les références culturelles), plus le verdict scolaire aura de l’importance et plus ils éprouveront des difficultés à se retrouver dans l’enseignement de type professionnel »

Tantôt en prolongeant puis en se distanciant du travail des sociologues Pierre Bourdieu et Paul Willis, Géraldine André renoue avec une tradition qui s’était un peu perdue en sociologie de l’éducation au fur et à mesure des transformations du système scolaire : l’analyse en termes de classes sociales. Pour elle, les références culturelles des classes populaires façonnent plus que jamais les choix des adolescents. Tout comme la sphère familiale, qui permettra de comprendre pourquoi tel individu adopte vis-à-vis de l’école une attitude de résistance, d’ouverture, de conformisme, d’accommodation…

Mais les jeunes ne font pas que s’approprier des éléments qu’ils ont reçus en héritage, ils se les réapproprient, ils réalisent des « bricolages symboliques ». « Une anecdote m’avait particulièrement frappée, raconte la chercheuse. J’avais demandé à des garçons ce qu’ils aimaient comme genre de fille. Ils m’avaient répondu : "le style rony". J’étais très surprise, je ne comprenais pas. Dans mon esprit, ce n’était pas très positif. Quand ils m’ont montré des filles de ce style, j’ai compris qu’ils renversaient la hiérarchie des goûts. Ce qui est perçu comme du non goût par certains groupes sociaux a en réalité du sens pour d’autres. »

Dans les coulisses des conseils de classe

Mais parce qu’il serait « beaucoup trop simple de se limiter à affirmer que les jeunes choisissent leur orientation », Géraldine André s’est intéressée dans la deuxième partie de son ouvrage au rôle des autorités scolaires en suivant pendant plusieurs mois les séances de différents conseils de classe et en donnant la parole aux professeurs de trois établissements.

Trois établissements sensiblement différents, le premier se targuant d’une image de marque plutôt élitiste, le deuxième possédant une bonne réputation mais étant toutefois en perte de vitesse, tandis que le troisième (le seul à proposer dans la même enceinte à la fois des filières de type général, technique et professionnel) se profile comme une école en pleine mutation, accueillant de plus en plus de jeunes issus des classes populaires.

Sur place, l’anthropologue a observé des comportements très différents. Alors que le premier établissement, fort de son important capital économique et culturel,  semble avoir mis en œuvre une stratégie implicite de séparation des élèves « vertueux »  de ceux qui sont considérés comme « non vertueux » sans particulièrement se soucier des conséquences qu’impliquent Classe-ecolechez les jeunes ces décisions de réorientation, les choses semblent beaucoup moins tranchées au sein des deux autres instituts.

« J’ai été très surprise de constater que, contrairement à ce qu’en disent les politiques publiques, les enseignants se posent en réalité beaucoup de questions. Leurs représentations propres aux classes moyennes les poussent à considérer qu’il faut rester le plus longtemps possible dans la filière générale. Ils essayent donc de délivrer une AOB le plus tardivement possible. Pour eux, devoir se prononcer sur l’orientation, cela suscite des problèmes moraux. C’est vraiment le sale boulot. »

Sauf si l’adolescent en question présente des « dons » pour tel ou tel métier manuel. Le talent artistique est à leurs yeux valorisé et pourrait éventuellement justifier ce processus de relégation.

Mais si certaines écoles semblent moins enclines à orienter vers les filières technique et professionnelle, c’est aussi… par intérêt personnel. En baisse d’effectifs depuis plusieurs années, elles ne peuvent se permettre de « perdre » un élève, puisqu’en Belgique francophone, le montant des moyens de financements accordés sera proportionnel au nombre d’inscrits.

« Adjugé : AOB ! »

En lisant les comptes rendus de conseils de guidance racontés par Géraldine André, il est par ailleurs frappant de constater à quel point les enseignants sont eux aussi déterminés par les représentations liées cette fois aux classes moyennes. La chercheuse décrit par exemple un conseil de classe où deux dossiers similaires sont examinés. Dans le premier cas, la jeune fille – issue d’un milieu populaire – présente une moyenne globale de 52%. Dans le second, le jeune homme – provenant d’une famille relativement aisée – a quant à lui terminé l’année avec une moyenne de 53%.

 
[…] Une professeure de français : « C’est une fille que je ne vois pas ici. Depuis le début de l’année, on ne la voit pas ici ! » Le professeur de mathématiques fait partager ses impressions similaires et s’attarde sur le comportement en classe de l’élève. Il apporte des détails sur le contexte familial sans grande relation avec les compétences scolaires à évaluer : « ah ça moi non plus dans le genre pas intéressée et pour la motivation au travail ! Et ses parents, je ne vous dis pas, ils font de la salsa et ils sont passés à la télé. » Fou rire général ! Tout le monde apporte ses commentaires sur les parents. La professeure de religion […] propose une attestation en caractérisant à nouveau le comportement de l’élève : « Bon il n’est pas nécessaire que je vous rappelle son attitude en classe ! Je pense que d’office pour elle, il lui faut du technique ou du professionnel. » Le sous-directeur attribue l’attestation : « Adjugé : AOB ! » La titulaire passe à l’élève suivant […] [Son] origine sociale et plus encore l’attitude de l’enfant plus réceptive aux valeurs de l’école vont jouer en sa faveur. Le titulaire explique à son propos : « Bon c’est vrai que 53%, ce n’est pas une moyenne exceptionnelle, mais je pense que c’est un élève qui peut s’en sortir. C’est un élève très intéressé et très cultivé […] » Le professeur de mathématiques souligne également des antécédents scolaires appréciables : « Oui il a aussi fait des bonnes primaires [dans un très bon établissement]. » Le sous-directeur conclut en proposant un redoublement […] (3)
 

Cet extrait montre à quel point l’orientation ne se base pas uniquement sur des critères scolaires, mais aussi sur la présence (ou non) d’affinités sociales et symboliques entre l’élève, sa famille ou l’enseignant. « Dans certains conseils de classe, il est même arrivé que des décisions de réorientation soient d’ores et déjà prises de manière implicite dès le début de l’année, commente-t-elle. C’est inquiétant que des choses qui n’ont rien à voir avec le dossier scolaire entrent en ligne de compte. Attention : ce n’est pas parce que l’on vient d’un milieu populaire que l’on est exclu. Mais si l’on possède une mauvaise moyenne et que l’on ne correspond pas aux valeurs de l’école, alors on ne reçoit pas de soutien scolaire. »

Géraldine André a eu l’occasion de discuter ses résultats avec des enseignants. « Et cela a été catastrophique. Nous n’étions pas du tout d’accord» Les pratiques les plus intériorisées semblent être les plus difficiles à objectiver…

(2) Géraldine André, L’orientation scolaire. Héritages sociaux et jugements professoraux, Paris, Presse Universitaires de France, coll. « Éducation & société », avril 2012.

(3) Géraldine André, op.cit., pp. 116-117


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