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Une vie au fil des jours

23/04/2010

En éditant le journal de Michel Edmond de Selys Longchamps, Nicole Haesenne-Peremans et Nicole Caulier-Mathy offrent aux historiens -mais aussi aux curieux- un formidable témoignage sur la vie locale liégeoise tout au long du XIXème siècle. On y voit se dérouler la vie de la bonne société provinciale dans une Belgique d'abord naissante puis qui ne cesse de s'affirmer aux dépens des tropismes principautaires.

COVER Selys Longchamps
Lorsque l'Université de Liège est entrée en possession des ouvrages conservés dans la bibliothèque du château d'Halloy, près de Ciney, le legs s'est tout d'abord révélé décevant, les plus beaux livres ayant été vendus. Mais le fonds contenait aussi beaucoup de documents manuscrits qui allaient rapidement se révéler d'un grand intérêt. «Nous avons retrouvé, se souvient Nicole Haesenne-Peremans, co-éditrice du Journal (1) avec Nicole Caulier-Mathy, des documents qui ressemblaient à des parties de journaux. Nous avons commencé par rassembler ces pages qui étaient dispersées parmi d'autres documents, puis nous les avons triées par ordre chronologique». Très rapidement, les deux historiennes ont su qu'elles détenaient là un document exceptionnel: «C'était le journal tenu par Michel Edmond de Selys Longchamps, précise Nicole Caulier-Mathy; un journal sans doute sans équivalent car l'auteur l'a commencé quand il avait dix ans, en 1823, et l'a poursuivi jusqu'à quelques jours avant sa mort, en 1900, pratiquement sans interruption. C'est donc un témoignage qui couvre presque tout le XIXème siècle! En outre, ce n'est pas un journal intime. Edmond de Selys est un scientifique, il raconte sa vie, un peu comme si c'était un étranger qui l'observait.»

 

On le devine: le travail qui a abouti à la publication du Journal a été très long – à telle enseigne que les deux historiennes n'ont pu l'accomplir qu'une fois à la retraire!-, imposant, méticuleux. Il a tout d'abord été nécessaire de déchiffrer les milliers de pages manuscrites. Pour le texte courant, cela n'a pas posé trop de problème, «d'autant plus, précise Nicole Haesenne, qu'on se rend compte, en comparant à d'autres manuscrits de l'auteur, qu'Edmond de Selys s'est appliqué, a fait des efforts de calligraphie. Manifestement, il a écrit dans le but d'être lu». Par contre, les noms propres, de personnes et de lieux, innombrables, et les termes scientifiques ont posé plus de problèmes. Souvent, leur lecture n'a pu être établie qu'après un ingrat travail de recherche. Au fur et à mesure de la progression de leur lecture, les deux historiennes liégeoises ont établi elles-mêmes la version électronique du texte. Puis elles se sont attelées à ce qui fait sans aucun doute la valeur de leur entreprise: établir les différentes tables qui donnent à l'ouvrage tout son intérêt. La table onomastique identifie bien sûr les différents intervenants mais chacun d'eux, lorsque cela s'est avéré  possible, est accompagné d'une courte notice biographique: sa seule lecture permet de saisir le système de relations familiales, politiques et scientifiques d'un membre de la petite noblesse provinciale du XIXème siècle. La table des noms de lieux resitue ces réseaux dans l'espace. Mais c'est surtout la table analytique qui permet de cerner la société de l'époque. Car, délaissant la table automatique exclusivement alphabétique, les auteurs en ont fait une sorte de condensé du Journal qui permet une lecture rapide selon les grands thèmes dont la pertinence saute vite aux yeux. Ainsi, les aspects de la vie intellectuelle et scientifique du XIXème siècle sont à lire sous la rubrique microcosme des sociétés scientifiques; la consultation des items de la rubrique loisir permet au lecteur de voir comment la bonne société de l'époque occupait son temps libre; la rubrique politique, entraîne le lecteur dans les méandres de la politique locale d'abord, régionale puis nationale et ainsi de suite. Une véritable mine pour les historiens qui voudraient exploiter ce document.

 

(1) Une vie au fil des jours. Journal d’un notable politicien et naturaliste Michel Edmond de Selys Longchamps (1823-1900), Bruxelles, Commission royale d’Histoire, 2008, 2 vol., LXII-1745 pp. 


L'auteur

JournalMais qui est celui qui nous a laissé ce témoignage exceptionnel? Michel Edmond de Selys Longchamps naît à Paris, rue du Faubourg Saint-Honoré, en 1813. Son père, ancien maire de Liège, était le représentant du département de l'Ourthe au corps législatif à Paris; il y avait épousé une parisienne, Marie Denise Gandolphe, dont la famille avait compté plusieurs grands commis de l'Etat. La famille quitte Paris en 1827 pour venir s'établir en terre liégeoise où les de Selys possèdent plusieurs châteaux... dont celui de Colonster, aujourd'hui propriété de l'Université et celui de Longchamps, situé près de Waremme. C'est dans ce dernier que la famille s'établit. Du moins pendant les mois d'été car, en hiver, elle investit l'hôtel particulier qu'elle possède à Liège, en Hors Château. S'il ne suit pas les cours dispensés par la toute jeune université de sa ville, Michel Edmond en visite les collections scientifiques car il se révèle vite être passionné par la nature et particulièrement par les oiseaux puis par les insectes. Dès 1829, il est accueilli par la Société des sciences naturelles de Liège grâce à des recherches sur les lépidoptères (papillons). Mais c'est surtout par ses travaux sur les libellules qu'il se fera connaître. Son épouse Sophie est elle aussi issue d'un milieu scientifique puisqu'elle est la fille de Jean-Baptiste d'Omalius d'Halloy, auteur de la première carte géologique de nos contrées. Ils auront quatre enfants, tous nés dans l'hôtel particulier que le jeune couple habite, dès son retour de voyage de noce, sur ce qui est aujourd'hui le boulevard de la Sauvenière à Liège. Entré au conseil communal de Waremme en 1843, Michel Edmond y siégera pendant plus de 50 ans. En 1846, il participe activement au congrès fondateur du parti libéral dont il devient un des membres les plus importants. La même année, il siège au conseil provincial avant de devenir, en 1855, sénateur libéral de l'arrondissement de Waremme, siège qu'il occupera pratiquement jusqu'à sa mort. Celle-ci le surprend le 11 décembre 1900 alors qu'il rédige les conclusions de ses derniers travaux sur les libellules. Il avait suspendu la rédaction de son journal deux semaines avant cette date.La vie de Michel Edmond de Selys se partage entre quatre pôles: ses recherches scientifiques, son rôle de chef de famille, sa vie politique, ses activités de gentilhomme provincial. Son journal rend remarquablement compte de l'attention qu'il porte à chacune de ces facettes de son existence.


La vie scientifique

La vocation de Michel Edmond apparaît très tôt, dès 1824 semble-t-il.  Son journal rend compte des observations qu'il effectue; de 1841 à 1846, on retrouve ainsi à la fin de chaque mois l'éphéméride des oiseaux et insectes aperçus; par la suite de telles observations se retrouvent souvent en note, mais l'essentiel de ses observations et conclusions doit être lu non dans son journal mais dans ses écrits scientifiques. Au niveau scientifique, l'intérêt du journal est ailleurs: il montre comment se faisait la science dans un domaine précis, dans une ville de province, mais dotée d'une université en plein développement.

Le lecteur découvre ainsi le fonctionnement de réseaux qui se mettent en place en dehors des sociétés savantes et de l'Académie. Michel Edmond invite chez lui, pour des déjeuners-causeries dirions-nous aujourd'hui, les scientifiques liégeois, surtout ceux rattachés aux facultés des sciences et de médecine, leur offrant ainsi la possibilité d'échanger des idées en dehors du cadre académique. On peut également suivre dans son Journal le développement de la recherche zoologique mais de manière purement factuelle, serait-on tenté d'écrire. «On peut s'étonner, notent les deux éditrices du Journal, qu'il ne mentionne jamais les théories de Darwin par exemple. Cela touche pourtant de près ses activités de scientifique et c'est un sujet débattu à son époque. On ignore ce qu'il pense de l'évolutionnisme.» Au fil des pages, on voit grandir la réputation de Michel Edmond: les sociétés savantes étrangères lui réservent une place, il est souvent appelé hors de nos frontières pour ordonner et classifier des collections d'insectes. Lui-même possède une superbe collection d'oiseaux et d'insectes (aujourd'hui au Musée royal d'histoire naturelle de Bruxelles), que des chercheurs étrangers viennent étudier.

EM de Selys Longchamps

L'homme libéral

Le Journal laisse clairement apparaître que l'action politique de Michel Edmond de Selys n'est pas un passe-temps d'homme fortuné qu'il pratique en dilettante. Son engagement  dans sa commune de Waremme, à la Province de Liège, au Sénat et au sein du parti libéral est réel. Il est assidu aux séances; il intervient pour défendre sa circonscription rurale et la recherche scientifique. Contrairement à ce que le lecteur d'aujourd'hui pourrait penser, son élection ne va pas toujours de soi. Même s'il est un notable connu, fortuné et que le vote, à l'époque, est censitaire, il doit souvent se battre pour être élu. Son journal témoigne de ses campagnes électorales qu'on est tenté de qualifier de «campagnes à l'américaine»! Il doit faire du porte à porte accompagné d'un membre local du parti, convaincre chaque électeur. Mais, comme pour sa vie de scientifique, l'auteur ne se livre presque jamais à des commentaires. Il relate des faits, avec une précision parfois exaspérante («pris le train de telle heure pour me rendre à X; le trajet a duré x heures…» est une notation qui revient souvent!), dresse la liste des interventions, des membres des assemblées, des sujets abordés lors des séances, etc. mais on ignore presque toujours ce qu'il pense des grandes questions du moment. Une exception: à l'indépendance de la Belgique, le jeune Michel Edmond, francophile et imprégné de l'idéal des lumières, n'est guère favorable à l'établissement de la monarchie des Saxe-Cobourg. Mais si l'on sait qu'il se précipite à Paris en 1848 pour humer l'air de la révolution, il ne dit rien de ce qu'il en pense vraiment!

 


La vie intime

On l'a dit, le Journal ne fourmille pas de notes intimistes. Ici et là, le lecteur percevra des tensions familiales, des désapprobations quant à la conduite de l'un ou l'autre. Mais sans plus. Par contre, Michel Edmond de Selys laisse bien davantage transparaître son souci de l'éducation et de la santé de ses enfants. Lorsque l'un d'eux vient à être malade, il s'en inquiète, consulte les grands noms de la faculté de médecine, note scrupuleusement les traitements. Il est aussi très préoccupé par la mort, dont la présence dans le Journal s'intensifie à la suite du décès de sa fille cadette en 1852. Il trouvera un exutoire à sa peine dans le travail scientifique et politique mais certainement pas dans la religion. Libéral, Michel Edmond ne rejette pas la foi catholique ni la pratique religieuse. Mais il n'accorde pas une place centrale à la religion ni à la foi. On sent qu'il s'agit là plus de convenance que d'adhésion réelle. Plutôt anti-clérical, il ne fait pas entrer la religion en ligne de compte dans ses relations sociales ni même dans les unions matrimoniales. «Ses notes, souligne Nicole Caulier-Mathy, laissent nettement percevoir le déclin de la religion à travers tout le XIXème siècle; la laïcité gagne du terrain dans la société.»

Chateau de Longchamps

Gentilhomme provincial

C'est peut-être l'aspect du Journal qui ravira le plus les lecteurs non professionnels: les innombrables informations qu'il apporte sur la vie quotidienne de la «bonne» société tout au long du XIXème siècle. Le lecteur n'ignore ainsi plus rien des concerts, pièces de théâtres, bals et réceptions qui se succèdent tout au long de l'année. Lieux de rencontre, c'est là que se nouent les projets d'union, les réseaux. L'hiver, c'est Liège qui en est l'épicentre. Dès le printemps, les festivités gagnent des lieux plus champêtres surtout au fur et à mesure de la progression des lignes de chemin de fer. Car le Journal sert même à cela: nous renseigner sur les progrès des communications, toujours scrupuleusement notés par l'auteur. L'été, les châteaux campagnards abritent les réunions (la saison commence souvent par une chasse aux corbeaux!) avant de se retrouver dans les stations thermales à la mode en France ou en Allemagne. Puis c'est la saison des chasses. Michel Edmond note les habitudes, les coutumes, mais aussi les noms. Le lecteur peut ainsi suivre les membres de la famille dans leurs déplacements (très nombreux: nous pensons être très mobiles aujourd'hui, mais ces ancêtres pourraient nous en remontrer sur le sujet!), déceler les amis proches, les connaissances plus occasionnelles. Et se rendre compte de l'importance de plus en plus grande du fait «Belgique» dans les esprits. Car si l'essentiel des activités et des connaissances de Michel Edmond sont principautaires, le Journal montre bien que, petit à petit, Bruxelles supplante Liège comme capitale.



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