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Les relations belgo-allemandes de 1944 à 1958

27/11/2009

Comment ont évolué, au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, les relations entre la Belgique, qui avait subi le joug du nazisme, et une Allemagne de l’Ouest naissante ? Quel rôle a joué le contexte de guerre froide dans ce rapprochement entre les deux Etats, la Belgique ayant été le premier pays à accréditer un ambassadeur allemand ? Christophe Brüll tente de répondre à ces questions dans sa thèse qui – et c’est probablement là que se niche l’une de ses principales originalités – s’écarte de l’histoire diplomatique classique pour se pencher sur le vécu des «concernés», à savoir les populations civiles frontalières et les soldats belges stationnés en Allemagne.

COVER BrullSi la période de l’immédiat après-guerre a été régulièrement visitée par les chercheurs, en revanche, l’histoire des relations bilatérales qu’ont entretenu la Belgique et l’Allemagne, dans ce contexte de reconstruction et de guerre froide, n’a guère été très «fréquentée», pour reprendre l’expression de Christoph Brüll, dont la thèse consacrée à «la Belgique dans l’Allemagne d’après-guerre» fera bientôt l’objet d’une publication (1). Et le chercheur germanophone d’avancer plusieurs raisons expliquant cette désaffection relative de la part des milieux académiques, tant belges qu’allemands d’ailleurs. Du côté belge, tout d’abord, la méconnaissance générale de l’allemand constitue un premier obstacle de taille, sur lequel vient se greffer l’étroitesse de la communauté scientifique. Si elle est plus importante en nombre, la communauté scientifique allemande, par contre, pèche peut-être par son désintérêt pour la Belgique, un pays souvent perçu comme étant « compliqué » et ayant l’art de «passer inaperçu». «En outre, si les historiens belges germanophones comme moi ne se penchent pas sur ce type de sujet, personne ne s’y intéresserait !», ajoute avec une pointe de réalisme un Christoph Brüll qui se félicite néanmoins de l’accueil réservé à ses publications. A mettre également à son crédit, le souci récurrent de ne pas restreindre son champ de recherches à la seule histoire diplomatique de la reprise des relations belgo-allemandes au lendemain de la guerre, mais d’intégrer une autre dimension, celle des «concernés», à savoir la population civile allemande et les troupes belges d’occupation en Allemagne, au travers notamment de l’analyse des mariages mixtes ou des plaintes pour violence. Un œil personnel et novateur qui fait toute l’originalité de la démarche de Christoph Brüll. Mais ses recherches, il les a surtout envisagées sous l’angle de la revendication des réparations économiques et territoriales belges. Au plan économique, en dépit d’un consensus relativement large au sein de la classe politique belge, deux éléments ont joué contre les Belges : d’une part, l’hostilité très prononcée des Alliés, essentiellement les Britanniques et les Américains, à ce genre de revendications dans un contexte de guerre froide naissante ; d’autre part, le règlement de la bataille du charbon va rendre inopportune les revendications économiques. La question territoriale est plus complexe, essentiellement en raison de l’existence de groupes de pression. La comparaison avec la situation de 1918 est intéressante : à l’instar du Comité de Politique nationale qui, à la fin de la Première Guerre mondiale, avait plaidé pour un retour nostalgique à une «Grande Belgique», à savoir l’annexion pure et simple de territoires s’étendant jusqu’à Cologne (dans cette perspective, le Limbourg néerlandais et le Grand Duché du Luxembourg auraient également fait partie intégrante du territoire belge), des supporters d’une annexion s’organisent en 1945 dans le «Comité Belge du Rhin» autour de l’écrivain et sénateur Pierre Nothomb. La Belgique étendue jusqu’au Rhin ou, du moins, l’utilisation de l’infrastructure industrielle rhénane firent partie de leur programme. D’autres, comme Paul Struye, réclamaient une politique de force et de prestige à l’égard de l’Allemagne et des Allemands. Pour le gouvernement belge, plus modestement, la pierre d’achoppement était clairement constituée des enclaves de Rötgen et Mützenich, deux petits villages bordés d’un côté par la frontière et de l’autre par la Vennbahn, une ligne de chemin de fer par ailleurs peu fréquentée. Dans la terminologie de 1946, on évoquait d’ailleurs une «rectification» de la frontière pour régler les «anomalies» de l’entre-deux-guerres…

 

(1) BRÜLL C., Belgien im Nachkriegsdeutschland. Besatzung, Annäherung, Ausgleich (1944-1958), ed. Klartext, Essen, 2009 (Université d'Iéna, 2008). («La Belgique dans l’Allemagne d’après-guerre. Occupation, rapprochement, compensations (1944-1958)».)

Sans être majoritaire et encore moins populaire, le courant annexionniste n’en était pas pour autant négligeable et fit entendre sa voix, au moins jusqu’en 1948. C’est cette année en effet que les gouvernements du Benelux participent à la Conférence de Londres sur l’avenir de l’Allemagne et au cours de laquelle sera décidée la création d’un nouvel Etat de l’Ouest : la République fédérale d’Allemagne, qui verra officiellement le jour en mai 1949. «Mais, poursuit Christoph Brüll, cette conférence fut aussi l’occasion de créer un groupe de travail secret sur les revendications des pays du Benelux et la frontière occidentale de l’Allemagne. Et au printemps 1949, les doléances belges sont acceptées. Cependant, on réalise à ce moment que le chemin de fer n’est absolument pas rentable, ce qui fait sensiblement évoluer la position belge. Et, début avril 1949, le gouvernement belge décide finalement avec l’accord des Alliés de renoncer à l’annexion des deux enclaves … En présentant très intelligemment ce retrait comme un geste de réconciliation et d’inspiration européenne. Notons que cette position était également motivée, dans le chef des Alliés, par le souci de ne plus amputer le territoire allemand et, en ce qui concerne les Belges, par les réticences liées à la contrainte d’un vote du parlement pour enregistrer toute modification des frontières. Toujours est-il que le geste belge est un véritable succès diplomatique et forge l’image «européenne» du ministre des Affaires étrangères Paul-Henri Spaak, qui sortira grandi de l’aventure. Pour la petite histoire, les habitants de ces deux enclaves – quelque 3800 Allemands à peine répartis sur 35 kilomètres carrés – auraient préféré, pour des raisons purement économiques, se voir rattachés à la Belgique. Quelques années plus tard, le redémarrage économique de l’Allemagne leur fera oublier cet espoir déçu…»

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Par ailleurs, les recherches de Christoph Brüll ont permis de mettre en lumière que beaucoup d’exactions ont été commises par les troupes belges stationnées en Allemagne. Si elles ne sont probablement pas le seul fait des Belges, ces exactions trouvent leur explication dans la composition même de l’armée belge, à l’époque composée de volontaires, dont la volonté d’en découdre avec les Allemands est patente. En outre, la chasse aux collaborateurs réfugiés sur le sol allemand et la recherche par certaines familles de leurs membres disparus concourent à cette inflation de violence. Cependant, note le chercheur, après 1947, la situation s’améliore nettement en raison principalement de la transformation progressive de l’armée belge en une armée de conscrits, qui multiplient, souvent contre la volonté déclarée du Ministère de la Défense nationale, les «échanges» (participation aux fêtes locales, marché noir, depuis 1951 les mariages etc.) avec les populations locales.

Paul-Henri Spaak, quant à lui, estime que l’intégration de l’Allemagne dans l’Europe est absolument capitale pour des raisons de sécurité : il transforme alors la méfiance ambiante en une nécessité de rapprochement des Etats au sein de l’Europe occidentale. En écho du côté allemand, le chancelier Adenauer manoeuvrera activement aussi pour asseoir son pays dans le concert des nations modernes, pacifier les relations avec les voisins et ancrer pleinement – et définitivement – l’Allemagne au sein du «camp occidental» et de l’Europe émergeante.

L’Administration militaire belge (AMB)

Général PironSi, avant 1949, la question des frontières entre la Belgique et l’Allemagne ressortait de la responsabilité exclusive des Alliés, elle deviendra, après cette date, un objet des relations bilatérales entre la Belgique et la RFA. C’est dans ce contexte que le 23 avril 1949, une Administration militaire belge est mise en place, dont le siège est situé à Eupen. L’on a vu que les 4000 Allemands des enclaves de Rötgen et de Mützenich n’avaient finalement pas rejoint le giron belge ; pourtant, un millier d’entre eux, habitants des villages de Bildchen, Losheim et Hemmeres, seront bien placés sous administration belge, sans pour autant que ne leur soit imposée l’obligation de prendre la nationalité belge. Dès l’année suivante, le climat est à la négociation avec les Allemands, une détente qui est facilité par deux éléments : l’un, lié au contexte général, est l’ancrage de l’Europe dans son ensemble dans une guerre froide qui est déjà bien installée à ce moment ; l’autre est l’accréditation par la Belgique d’un ambassadeur allemand. La Belgique est en effet le premier pays, avec le Danemark, à réinstaurer des relations diplomatiques avec la jeune République fédérale. «A l’analyse des sondages de l’époque, précise Christoph Brüll, l’on constate une très grande méfiance des populations ayant subi le joug allemand, mais dès 1950 et la guerre en Corée, la tendance s’adoucit, en dépit de certaines caricatures parues dans la presse, dont le «Pourquoi Pas ?» par exemple qui, à l’occasion de l’arrivée du nouvel ambassadeur allemand en Belgique n’hésite pas à titrer ironiquement «Ils sont revenus !»

Au plan diplomatique, les années 1944-1947 constituent une véritable charnière pour la Belgique. Les Britanniques refusent en effet aux Belges – qui composent pourtant un tiers des troupes alliées stationnées en Allemagne - un secteur d’occupation le long de leurs frontières, ce qui était leur vœux affirmé, et leur imposent une zone d’occupation éloignée, s’étendant jusqu’en Westphalie à 200 kilomètres à l’est du Rhin. Une catastrophe pour la Belgique, qui réalise pour la première fois que sa voix n’est plus prise en compte et qu’elle n’est plus en mesure d’imposer ses vues. Ce constat amer, les Britanniques, épuisés par 5 années de guerre et dont l’économie est exsangue, le feront en 1948 quand ils comprendront à leur tour que le centre de gravité de la politique étrangère belge a migré clairement de Londres vers Washington…

Le traité belgo-allemand de 1956

anerouxLa seconde partie de l’étude de Christoph Brüll, de 1949 à 1958, rejoint maintenant une histoire diplomatique plus classique, où la perspective des «concernés» apparaît moins prégnante. L’ultime étape marquante des relations belgo-allemandes est assurément le traité belgo-allemand de 1956, soit deux ans après l’échec de la CED (Communauté européenne de défense), un an après le recouvrement complet par l’Allemagne de sa souveraineté et la même année que l’opération de Suez. On se souvient que les Etats-Unis avaient purement et simplement imposé la fin de l’opération menée par les Français, les Britanniques et les Israéliens… Le monde change de visage, les blocs se forment, les anciens acteurs cèdent leur place aux Etats-Unis, la décolonisation n’est plus très loin, le traité de Rome (1957) sera bientôt signé… «Ce n’est donc pas un hasard si le traité entre la Belgique et l’Allemagne est signé à ce moment-là, explique Christophe Brüll, mais il est loisible de remarquer malgré tout qu’il intervient avant ceux que les Français (traité de l’Elysée de 1963) et les Néerlandais ont conclus avec les Allemands. Ce traité de 1956 règle la question frontalière en rendant les territoires placés sous administration militaire à l’Allemagne et comporte plusieurs autres volets, dont la culture et des compensations pour les victimes du nazisme. Il revêt une importance particulière dans les relations entre les deux pays, parce que c’est la première fois que les frontières, qui sont officiellement ouvertes, sont définies librement et que tout ce qui avait pu poser problème dans l’entre-deux-guerres (la Vennbahn, les contrôles douaniers, etc.) a été aplani.» En synthèse, on relèvera que tant la volonté politique affichée des deux côtés que le contexte politique général et de guerre froide ont permis cette réconciliation et ce succès politique. Sur le plan sociétal, en revanche, les choses sont sans doute plus nuancées, ces questions étant souvent plus difficilement accessibles à l’historien. «Durant ce processus d’apprentissage mutuel, conclut Christoph Brüll, on a à l’évidence voulu éviter les erreurs de l’entre-deux-guerres et les sentiments de vengeance. Les ressentiments sont là – le contraire eut été improbable -, mais les impulsions politiques, émanant notamment d’un Paul-Henri Spaak, se sont avérées le meilleur moyen pour éviter de sombrer à nouveau dans les affres du passé.»


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