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Préhistoire et créationnisme

Par Marcel Otte, Professeur au Service de Préhistoire du département des sciences historiques
de la Faculté de Philosophie & Lettres.

Dans un certain sens, la théorie créationniste rejoint toute l'aventure humaine, dès que la conscience guide son destin. Lorsque l'humanité s'interroge sur sa raison d'être, elle approche le gouffre du néant, avec une frayeur équivalente à la radicalité de sa réaction intégriste : tout est alors permis pour surmonter cette angoisse apparemment sans issue. Nul sens critique, nulle compassion n'est plus tolérée. La puissance possédée par toute valeur explicative balaie tout sens moral, toute raison logique. La conscience doit se donner un sens, se référer à des vérités si radicales qu'elle y trouve les dehors d'une sérénité existentielle supportable. D'innombrables travers provoqués par cette angoisse jalonnent l'histoire humaine et surtout son immense période «préhistorique». A chaque fois, il s'est agi de mettre au défi la créativité humaine contre les contraintes imposées par sa condition, naturelle et éphémère. La maîtrise du feu forme une marque de ce jalonnement, où l'esprit conquiert, comprend et contrôle un processus chimique complexe désormais mis à son service. Le sentiment d'une puissance démiurge, dont il peut étendre le champ indéfiniment, affermit cette tendance orientée vers une lutte sans merci menée par la culture contre la nature. L'expansion de l'humanité sur tout territoire terrestre montre une vision foudroyante de toutes les contraintes environnementales, alimentaires, religieuses qu'il a fallu surmonter successivement selon un voile se gonflant, où la nature s'inféode aux volontés humaines.

Charles Darwin avait retourné ce processus en le considérant selon une rétrospective inverse, soulignant les ascendants animaux aux prémices du périple humain ; l'ensemble subissait alors des transformations selon le rythme du temps. Transposées dans les domaines de l'esprit, ces modifications allaient jusqu'à nous-mêmes, s'interrogeant sur la nature de ces processus, mais sans en donner la moindre explication quant au mécanisme mis en action, malgré ces évidentes transformations : la vie avait-elle besoin d'un Dieu pour s'animer, s'organiser et produire de l'esprit ? Généralement, les réponses se limitaient à prolonger la courbe évolutive soit par un constat d'inconnaissance compatible avec la sérénité du chercheur, soit par un « ajustement » des doctrines religieuses dont la genèse s'accordait d'un flou métaphorique, bien légitime en ces temps si anciens où les récits mythiques pouvaient tout aussi bien correspondre à l'accumulation des faits paléontologiques qu'à une véritable Genèse. Toute loi empirique ne cherche qu'à maîtriser la régularité bien davantage qu'à en connaître la cause ultime. Chacune en effet fonctionne dans un cadre systémique possédant suffisamment de cohérence pour qu'une justification complémentaire en soit superflue.

Chaque jour, la préhistoire illustre ces tâtonnements de la pensée où apparaissent progressivement les outils, les sépultures, les arts, sans que rien ne fut jamais « donné » d'emblée. L'histoire humaine constitue une forme d'incertitude dans laquelle une fonction s'impose radicalement : la responsabilité, y comprise celle de continuer à savoir. Dans le processus décrit jusqu'à ce stade, le créationnisme apparaît dans l'exacte opposition à ce courant de pensée générale : l'ennemi chez lui devient l'autre et non le mystère qu'il s'agissait de percer. Tout y serait connu et seule la théorie aurait été inversée : les faits naturels ne s'annonceraient pas de l'un à l'autre, ils seraient restés les mêmes de toute éternité comme les exemples tirés de la paléontologie tenderaient à le «prouver». On ne peut pas dire que cette théorie soit vraiment éblouissante par sa construction théorique, mais elle peut convaincre, par sa simplicité même, des esprits mal préparés et, surtout, mal informés. Les fondements empiriques sur lesquels les sciences classiques furent fondées seraient trahis, selon elle, par des esprits non religieux, et dénoncés comme laïcs.

 

Charles Darwin Médaillon À l'inverse, les mêmes données, alors considérées sur les règles du dogme religieux, s'alignent pieusement comme autant d'arguments pour sa défense. Le monde tourne tout à coup à l'envers ! Il serait interdit aux savants de penser par eux-mêmes et quelque découverte qu'ils fassent viendrait souligner la puissance d'un créateur qui aurait tout prévu, même les impasses transformistes, les sauts évolutifs et leur caractère discret.

Le champ couvert par la préhistoire dans les activités quotidiennes est si irrémédiablement ardu, exigeant, rigoureux et problématique qu'il ne faut accorder qu'un intérêt amusé à ces dérives éphémères qui ont jalonné partout l'éveil de la connaissance. La vigueur elle-même déployée par les créationnistes présente un autre aspect de la phobie d'exister comme agent vital à sa propre conscience. L'Inquisition ne donnait guère de meilleur exemple : une certitude vraiment vécue comme telle possède une force spirituelle inexpugnable à toutes les divagations, plus prétentieuses que réellement sûres d'elles-mêmes.

En réalité, la préhistoire humaine consiste en un processus d'une extrême complexité, où se combinent de façon inextricable les mécanismes naturels avec ceux fondés sur la spiritualité, les relations culturelles, l'histoire des civilisations. Cette aventure, aux origines perdues au-delà des millions d'années, reste active indéfiniment ; aujourd'hui, elle nous concerne davantage car chaque génération y assume sa responsabilité. Référer son sens moral à des temps primordiaux où aurait régné l'harmonie revient à accumuler l'ignorance à la lâcheté : une loi n'existe que si nous la décrétons telle. L'évidence d'une transformation de l'esprit s'ajoute et prolonge celle du cosmos tout entier, vie incluse. Chaque étape de cette progression peut être retracée matériellement et illustre une parfaite cohérence logique, de l'outil au feu, de la sépulture à l'image, enfin de celle-ci aux textes. Rien de tout cela ne requiert d'autre intervention que celle de la vie elle-même, organisant et rythmant ce long processus. L'émerveillement devant la finesse d'une mélodie, comme devant la subtilité d'un nid d'abeilles, indiscutables, universels et de tout temps, ne nécessite pas un organisateur mais bien une organisation. Non seulement, nous en sommes tous collectivement bénéficiaires, mais aussi responsables. Fuir cette responsabilité en la confiant aux dieux revient aussi à se fuir soi-même, en justifiant d'avance toutes ces actions en délégant la culpabilité à un mythe. On en sort un peu comme d'une beuverie : encore diminué, en tâchant de réunir des souvenirs regrettables dont nous sommes seuls responsables. L'illusion d'un créateur est la pire des drogues car elle efface à jamais toute impression de «faute» et les remplace par des égarements devenus pardonnables.

Dans les milieux de la connaissance, on ne parlera que d'erreurs, mais elles n'impliquent pas de jugement, tant que l'engagement fut lui-même assumé, en référence à cette tentative mais non au nom d'un autre. Comme l'écrivait saint Augustin lui-même, la beauté et la vérité forment les deux faces de la même aventure humaine.


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