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L'effrayant pouvoir du traité belgo-chinois

Carte blanche parue dans le journal "L'Echo" du 13 février 2009.
Par Patrick Wautelet, Professeur à la Faculté de Droit de l'Université de Liège

Fortis ping ang pourrait demander des dédommagements à notre pays en vertu d'un traité

On a beaucoup parlé ces dernières semaines, à propos de ce qu'il faut bien appeler la saga Fortis, de la position occupée par Ping An, important assureur établi en République populaire de Chine qui, selon ce qu'en rapporte la presse, a investi près de 2 milliards d'euro en décembre 2007 pour devenir le premier actionnaire du holding Fortis. Outre l'intérêt suscité par l'attitude qu'allait adopter l'assureur lors de l'assemblée générale du 11 février, la position de Ping An a mobilisé l'attention en raison de la protection qu'aurait revendiquée le groupe sur base d'un mystérieux traité belgo-chinois.

LOGO fortis

Le traité dont il a souvent été question a été conclu le 6 juin 2005 à Pékin entre la République Populaire de Chine et, comme c'est souvent le cas dans cette matière, l'Union économique belgo-luxembourgeoise. Cet accord, qui a obtenu l'assentiment du Parlement fédéral et de l'ensemble des entités fédérées concernées, a été négocié suite à l'adhésion de la Chine à l'OMC, adhésion qui a ouvert des perspectives intéressantes pour les investisseurs étrangers.

Ce traité est loin d'être unique en son genre. Depuis quelques décennies, les États, soucieux d'encourager les investissements étrangers, ont conclu de très nombreux accords réciproques qui garantissent un cadre stable à ces investissements. Pour ne prendre que l'exemple de la Belgique, l'on recense aujourd'hui plus de 60 conventions bilatérales avec des pays les plus divers de Chypre à la Corée en passant par le Pakistan et le Bénin.

Ces accords s'ajoutent à la protection déjà offerte par le droit international classique. Le principe de la compensation en cas d'expropriation ou de nationalisation par un État étranger est en effet reconnu, avec certaines réserves, comme un principe fondamental du droit international. Il a connu des applications célèbres notamment suite à la nationalisation du secteur du pétrole en Iran en 1951.

Un traitement juste

Le schéma des très nombreux accords bilatéraux est identique : chacun des États s'engage d'une part à accueillir favorablement les investissements envisagés par les entreprises établies dans l'autre État et d'autre part à accorder un traitement « juste et équitable » à ces investissements. Ce traitement suppose d'abord que l'État d'accueil de l'investissement étranger accorde une sécurité et une protection à l'investisseur étranger, en évitant toute mesure injustifiée ou discriminatoire qui peut entraver, en fait ou en droit, la gestion, l'utilisation ou la jouissance de l'investissement. Les investisseurs obtiennent également la garantie de pouvoir librement transférer les revenus provenant des investissements réalisés. La protection comprend en outre une interdiction des mesures d'expropriation ou de nationalisation, sauf circonstances exceptionnelles où l'intérêt national est en jeu. Encore faut-il dans ce cas que l'État qui exproprie s'acquitte d'une indemnité adéquate et suffisante. C'est précisément cet élément que Ping An pourrait souhaiter invoquer suite à l'intervention du gouvernement belge dans le dossier Fortis.

Une particularité à cet égard des accords bilatéraux est qu'ils permettent généralement à l'investisseur de porter sa demande de compensation devant un tribunal arbitral, échappant ainsi à l'emprise des juridictions de l'État d'accueil. Ces dernières années, les arbitrages contre les États se sont multipliés, au point que certains avocats se sont spécialisés dans cette nouvelle discipline.

 


Les condamnations

Bon nombre de ces arbitrages ont abouti à des condamnations substantielles des États visés. Le mouvement altermondialiste s'est ému de ces condamnations, évoquant la supériorité du droit des investissements sur les droits humains.

Le réseau de conventions bilatérales visant à protéger les investissements n'a pour l'instant pas eu d'important retentissement en Belgique. En pratique, les investissements belges à l'étranger n'ont apparemment pas subi de mesures discriminatoires ou réductrices de valeur.

Avec l'affaire Fortis, le droit de la protection des investissements étrangers connaît un nouveau développement: si l'on en croit les dépêches publiées dans la presse, le groupe chinois aurait l'intention de s'appuyer sur la convention belgo-chinoise protégeant les investissements pour réclamer une éventuelle compensation à l'État belge. Ainsi un traité, dont on aurait pu penser qu'il visait d'abord à protéger les investisseurs belges se risquant sur le marché chinois, pourrait constituer la base d'une réclamation en bonne et due forme contre la Belgique.

Si cette intention devait se concrétiser, Ping An lancerait ce qui constitue sans nul doute la première demande de dédommagement contre la Belgique fondée sur le droit international spécial des investissements.

Pas si simple

Si Ping An devait concrétiser cette demande, elle ne manquerait pas de susciter de difficiles questions. La première tient sans doute au fait qu'à ce jour la loi fédérale approuvant la convention belgo-chinoise n'a pas encore été publiée au Moniteur belge. Dans une perspective belge, le traité n'est dès lors pas encore en vigueur.

En outre, il faudra déterminer si les décisions de l'État belge peuvent véritablement être qualifiées de mesures privatives ou restrictives de propriété au sens du traité. À ce propos, l'État belge pourrait souhaiter s'appuyer sur l'état de nécessité pour s'opposer à une demande d'indemnisation. L'argument de nécessité a été reconnu récemment dans certaines affaires mettant en cause l'Argentine, qui estimait que la très importante crise économique qu'elle avait vécue au début du siècle justifiait les mesures dont se plaignaient certains investisseurs étrangers. Enfin, Ping An souhaitera peut-être utiliser la protection offerte par le traité comme argument de poids dans d'éventuelles nouvelles négociations sans pour autant s'engager dans une procédure judiciaire.

Rien n'est évidemment joué : avant que la Belgique soit condamnée, beaucoup d'eau coulera sous les ponts. Il reste que cette affaire a le mérite de montrer qu'un instrument destiné a priori à protéger les investisseurs belges contre les errances d'États étrangers, peut également servir en sens inverse. Ou comment le droit international s'adapte aux nouveaux rapports de force pour prendre la mesure des géants du XXIe siècle.

 

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