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Notger et son temps

Par Henri Dupuis

Le millénaire de la mort du Prince-évêque Notger, fondateur de la principauté de Liège, méritait assurément un colloque de niveau international. Non pour se complaire à nouveau dans un passé jugé glorieux, mais pour faire le point sur les dernières avancées en matière de recherche sur le personnage et le contexte qui entoure son œuvre de bâtisseur. Spécialiste de Notger –sur lequel il prépare un important ouvrage de synthèse- et de l’histoire du Moyen Age en Principauté, le professeur Jean-Louis Kupper, co-organisateur du colloque, retrace les grandes étapes de la vie de celui « à qui Liège doit tout » !

Après Kurth, peut-on encore découvrir du neuf sur Notger ?


L’ouvrage de Godefroid Kurth, qui est tout à fait remarquable et reste aujourd’hui encore une base pour les études notgériennes, est plus que centenaire. En cent ans, il y a eu beaucoup de recherches, la publication de documents inconnus du temps de Kurth. En outre, le regard des historiens a

aussi changé, de nouvelles voies de recherche sont explorées. L’image que nous avons aujourd’hui de Notger est donc différente de celle qu’on en avait fin XIXè, début XXè siècle.

C’est ainsi qu’on peut aujourd’hui affirmer que Notger était un moine, soumis à la règle de Saint-Benoît. C’est une particularité assez rare parce qu’à l’époque, la plupart des hommes qui se trouvent placés à la tête d’évêchés sont plutôt des chanoines, donc des membres du clergé séculier. On sait également que Notger est issu du monastère bénédictin de Saint-Gall, en Suisse, à l’époque le duché de Souabe, encore appelé duché d’Alémanie (d’où l’appellation de suisse alémanique aujourd’hui). Le monastère de Saint-Gall est un centre intellectuel très important, ce qui permet peut-être de comprendre le rayonnement intellectuel de Liège à l’issue de l’épiscopat de Notger : il est issu d’un milieu intellectuel, en est un lui-même, il connaît l’importance d’un foyer de réflexion.

 

COVER Notger et Liège

Delville J-P., Kupper, J-L. et Laffineur M., Notger et Liège, Les Editions du Perron, 128 pages

On sait aussi que Notger va être remarqué par l’archevêque de Cologne, Brunon, même si on ignore dans quelles circonstances précises cela s’est passé. Or cet archevêque n’est autre que le frère de l’Empereur Otton Ier. A la mort de Brunon, les clercs qui l’entouraient vont rejoindre la Cour d’Otton dans ce qu’on appelait la Chapelle impériale. Celle-ci est composée des clercs du palais, mais elle devient vite une espèce d’école qui forme les « cadres » de l’Empire, notamment les dignitaires ecclésiastiques. Notger est donc à ce moment en contact avec une série de personnalités de l’empire dont plusieurs seront comme lui nommées à la tête d’évêchés. Il tisse donc là un réseau de relations qui vont le servir dans la suite.

Eracle FR

Comment devient-il évêque de Liège ?

L’évêque de Liège Eracle meurt en 971 ; Notger accède au siège épiscopal liégeois l’année suivante. Il est incontestable que cette nomination a été voulue par l’Empereur Otton Ier. Aujourd’hui, nous appellerions cela un « parachutage ». Pourquoi cette désignation ? D’abord parce que Notger semble avoir prouvé aux yeux de l’Empereur qu’il en avait les capacités. Il faut savoir qu’à ce moment, l’évêché de Liège se trouve dans une situation stratégique délicate et dangereuse. Le diocèse fait partie du Royaume germanique mais le rattachement de la vallée de la Meuse au Royaume est récent puisqu’il n’a eu lieu qu’en 925. La noblesse locale est turbulente et n’entend pas accepter sans broncher l’autorité de l’Empereur. Cette noblesse est soutenue par le Roi de France. Celui-ci est en effet un Carolingien. En tant que descendant de Charlemagne, il revendique donc nos régions, berceau de la dynastie avec le palais d’Aix-la-Chapelle. Notger se trouve donc en position de combat. C’est une situation particulière que Kurth n’a pas bien perçue. Une grande partie des réalisations de Notger est en relation avec ce fait : il est en situation de défense; sur les frontières, aux avant-postes.

 

FR Notger PrièreIl est évêque, mais pas encore Prince ?

Il faut distinguer l’évêché, le diocèse d’une part de la Principauté d’autre part. Le diocèse est une circonscription ecclésiastique où s’exerce le pouvoir spirituel de l’évêque de Liège. C’est un territoire immense : il s’étend alors du Nord au Sud de l’embouchure de la Meuse et du Rhin jusqu’à la Semois et Bouillon et d’Ouest en Est de Louvain jusqu’à Aix-la Chapelle. C’est un des plus grands évêchés de la Germanie. Traditionnellement, l’évêque est aussi un grand propriétaire foncier. Mais Notger va aller plus loin et créer la Principauté. Quelle est la différence ? Depuis Clovis, le royaume est divisé en circonscriptions administratives appelées comtés et à la tête desquelles se trouvent des comtes. Pendant longtemps, ce sont des fonctionnaires chargés de gérer un territoire au nom du Roi. Ils sont nommés par le Roi et peuvent donc éventuellement être destitués par le Roi. Ce n’est pas héréditaire. Mais progressivement, à partir du IXè siècle, ils vont s’efforcer de rendre leur fonction héréditaire. Ce qu’ils vont finir par obtenir. Ils deviennent ainsi des princes territoriaux dont le pouvoir et les richesses augmentent de même que leur indépendance vis-à-vis du Roi. Ce phénomène est très rapide en France, plus lent chez nous. Au moment où Notger est nommé, l’Empereur a conservé une certaine marge de manoeuvre quant à l’attribution des comtés. L’entourage de l’Empereur va alors avoir l’idée de donner les comtés vacants à des évêques. L’Empereur faisait donc d’eux de véritables princes territoriaux mais sans que le fief ne devienne héréditaire puisque, depuis longtemps, du moins en Germanie, un évêque ne pouvait être marié, donc avoir des enfants légitimes. Et il devait être prêtre, même si, parfois, il n’était ordonné que quelques jours avant son accession à l’épiscopat, voire quelques jours après !

Lorsqu’il monte sur le trône de Saint-Lambert, Notger n’a pas encore de pouvoirs comtaux. Le premier comté qui lui est donné est celui de Huy, en 985. C’est une circonscription dont le centre est bien entendu la cité de Huy, mais qui couvre aussi une partie du Condroz, de la Hesbaye et de la Famenne… où l’évêque a de nombreux domaines. Il faut donc toujours distinguer le diocèse, les propriétés foncières et la Principauté, là où l’évêque exerce ses prérogatives comtales. Les trois ne coïncideront jamais.

Au départ, c’est donc une principauté fragile et peu importante !

Oui. Il semblerait d’ailleurs que lorsqu’il accède au trône, Notger veuille transférer le siège de l’épiscopat de Liège, qui est très mal protégée, vers Huy. Huy est en effet à ce moment LA forteresse de l’évêque. Là, il est sûr de pouvoir se défendre. Mais dans les années qui suivent, il reçoit d’autres comtés, notamment en Hesbaye. Le système ne comporte pas seulement l’octroi de pouvoirs, mais aussi de terres chaque fois que cela est possible. C’est ainsi que se constitue la principauté qui, au départ, se fait de bric et de broc comme toutes les principautés de l’époque. Le Prince exerce la justice, lève des troupes et des fortifications, frappe monnaie. L’évêque de Liège a donc un pouvoir similaire aux autres, par exemple le comte de Namur, de Luxembourg ou celui de Louvain qui deviendra plus tard Duc de Brabant. Mais, en plus, il est évêque et son autorité religieuse et morale s’étend sur un territoire bien plus vaste que les terres principautaires. Les successeurs de Notger vont d’ailleurs parfois aller plus loin. En 1081, Henri de Verdun réussit le tour de force de persuader les autres comtes du diocèse de lui confier la responsabilité de l’ordre public dans tout le diocèse. A ce moment, il y a en quelque sorte coïncidence des pouvoirs et des territoires. C’est le système de la Paix de Dieu qui stipule qu’il est interdit de se battre à certaines périodes de l’année, de s’attaquer à certains biens des pauvres ou de l’Eglise, etc. On est donc susceptible de comparaître devant la juridiction de la Paix de Dieu. L’évêque, responsable de celle-ci, exerce donc une autorité, diffuse mais réelle, sur l’ensemble du diocèse. Cela montre que dans le chef de l’évêque, il y a toujours eu cette volonté de faire coïncider les frontières du diocèse avec celles de la Principauté. Mais ils n’y parviendront jamais.

Dessin Saint DenisNotger devient cependant rapidement un Prince influent ?

En 987, deux événements importants modifient la donne : le dernier Roi de France carolingien meurt et c’est Hugues Capet qui lui succède. C’est le départ d’une nouvelle dynastie, les Capétiens. Autrement dit, la politique française change ; le Roi ne revendique plus nos régions. Le deuxième événement est que la prise de la forteresse de Chèvremont par Notger avec l’aide de l’impératrice Théophano. Il faut dire que Otton Ier est mort en 973, juste après l’accession de Notger à l’épiscopat. Son fils, Otton II, meurt dix ans plus tard, en 983, laissant un fils de trois ans à peine. C’est donc la mère de ce dernier qui va assurer la Régence. Or Notger jouit d’une réelle estime auprès de l’impératrice qui va l’aider à raser Chèvremont. En quoi cette forteresse menace-t-elle Liège ? Son maître est un certain Charles, duc de Lotharingie (ou de Lorraine), rival de Hugues Capet au trône de France, lui-même soutenu par l’Empereur, donc par Notger. Tout est lié. Notger a sans doute créé une « diversion », retenant une partie des troupes de Charles de Lorraine à Chèvremont, aidant ainsi à la victoire du premier capétien. A partir de ce moment, la frontière avec la France devient plus paisible. Notger a alors les moyens de construire une vaste fortification en pierres autour de Liège, ce qui est tout à fait exceptionnel pour l’époque. Il entreprend aussi une politique de reconstruction, à commencer par la cathédrale Saint-Lambert. Puis il construit de nouvelles collégiales dont Saint-Martin, Saint-Paul, Sainte-Croix, Saint-Denis. Et sa collégiale préférée, Saint-Jean l’Evangéliste, où il demandera à être enseveli. En gros, toute la structure médiévale de la ville est donc décidée et mise en place pendant son règne. Ces collégiales vont en effet servir de points d’ancrage aux habitations, aux activités économiques, aux paroisses, etc.

On a aussi découvert que Notger s’est beaucoup occupé de ce que nous appellerions aujourd’hui la politique étrangère.
A l’extérieur de la Principauté, les Empereurs développent une politique italienne de plus en plus dynamique et « musclée ». Ils se considèrent en effet toujours comme Empereurs romains et se doivent donc de régner sur Rome. Notger a joué un rôle important dans cette politique puisqu’on sait aujourd’hui que pendant une bonne partie de son règne, il a séjourné en Italie, dans le Latium, au sud de Rome. C’est un lieu de rencontre et de conflit avec Byzance. Il y est le représentant de l’Empereur, chargé selon les circonstances de remettre de l’ordre, d’organiser la justice, bref d’asseoir l’autorité impériale.

Et en matière culturelle ?

Là aussi, Liège lui doit beaucoup puisqu’il donne aux écoles de Liège un rayonnement exceptionnel. Ce rayonnement est lié à sa formation personnelle dans la Chapelle impériale. Il recréera à Liège une « chapelle » semblable, voulant ainsi doter Liège de son propre centre de formation d’évêques. On constate en effet qu’un grand nombre de clercs qui ont fréquenté les écoles liégeoises sont effectivement devenus évêques. En fait, Notger cherche à contrôler les épiscopats voisins. A cette époque, il est difficile de devenir évêque de Cambrai ou d’Utrecht, par exemple, sans son appui.

L’économie de la principauté est florissante ?

monnaieSur ce point, la documentation est plus rare. Mais à partir de Notger, les évêques n’ont de cesse de mettre la main sur la Hesbaye. C’est un aspect économique qu’on a souvent négligé, mais la puissance de la Principauté vient aussi de la domination sur cette terre car elle est l’une des plus riches d’Europe. Il n’y a que deux « pays de cocagne » en Europe, l’île de France qui fera la fortune des Capétiens, et la Hesbaye qui fait la puissance de l’Eglise de Liège ! Comme tous les propriétaires terriens, Notger et ses successeurs savent où sont les bonnes terres.

Vers l’an mil, c’est aussi le démarrage des villes, la renaissance de la vie urbaine qui s’était considérablement atténuée depuis l’effondrement de l’Empire romain. Les évêques vont bénéficier d’une situation favorable puisqu’ils ont été en mesure, et ce n’est pas un hasard, de contrôler les principales villes de la Meuse qui sont économiquement importantes et où l’essor urbain s’est manifesté très tôt : Dinant, Huy, Maastricht. Notger a même des points d’appui à Namur même si celle-ci est en dehors de la Principauté. Le développement d’une économie urbaine à Liège est semble-t-il plus précoce que ce qu’on ne l’a cru jusqu’à aujourd’hui : elle commence déjà vers 950 et non pas vers 1050.

L’indépendance de Liège est-elle réelle ?

Notger est maître chez lui, mais il reste un fidèle serviteur de l’Empereur. Ce système politique basé sur une connivence entre l’évêque et son Empereur est appelé l’Eglise impériale. Il est né à Liège. C’est Liège qui a servi de banc d’essai. C’est vraisemblablement dû aux liens forts qui unissent Notger à l’épouse de Otton II, Théophano. Quand tout se met en place en effet, l’Empereur Otton III est un enfant. L’Impératrice est très jeune et d’origine byzantine. Sa position est donc fragile car elle est considérée comme étrangère. Elle réussit à rallier Notger dans son camp. Liège est donc indépendante et puissante dans sa région, par rapport aux autres comtes. Mais le Prince-évêque reste le vassal de l’Empereur et son pouvoir dépend de la connivence qu’il entretient avec lui. Cette connivence va durer jusque vers 1200. A partir de là, le système s’effrite car l’autorité impériale diminue. L’évêque de Liège est alors isolé et il devient un prince territorial comme les autres, même s’il garde un pouvoir spirituel. Quant à l’indépendance vis-à-vis du pape, elle est totale. Il faut savoir que jusque vers 1200 aussi, l’autorité du pape est faible. Jusqu’à cette époque, conformément à une tradition qui remonte à l’empire romain, le vrai maître de l’Eglise est l’Empereur. L’Eglise est une partie de l’Etat. C’était très clair encore sous Charlemagne et les rois francs. L’Etat contrôle l’Eglise, l’Empereur nomme les évêques ou en tout cas, oriente les choix. Ces principautés ont donc une réelle indépendance…même si certaines réussissent mieux que d’autres. C’est le cas de Liège et de Cologne. C’est moins vrai de Cambrai ou d’Utrecht qui était pourtant mieux dotée que Liège, mais qui n’a pas su garder ses comtés. L’indépendance est aussi souvent affaire de personnalités. Et Liège en a compté de très fortes durant tout le Moyen Age.

 


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