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Les origines du cancer du col de l’utérus

20/08/2012

Plus de 500.000 femmes sont touchées par le cancer du col de l’utérus chaque année. On savait que ce cancer est quasi toujours lié à une infection par un virus de type papilloma ou HPV. Grâce aux travaux (1) de Michaël Herfs et ses collègues, on sait aujourd’hui que tout commence au sein de quelques cellules très précisément localisées dans le col et jamais observées jusqu’à présent. Et pourquoi ce type de cancer ne peut survenir qu’au sein de ces cellules et pas ailleurs.

Schéma-uterusLa thèse de doctorat de Michaël Herfs, chargé de recherches FNRS au sein du service d’Anatomie et cytologie pathologiques de l’Université de Liège, portait sur les aspects immunologiques du cancer du col de l’utérus. Postuler pour un post-doc au prestigieux Brigham&Women’s Hospital de Boston, dans le service d’anatomo-pathologie de Christopher Crum, était donc dans la logique des choses. Car dans cet hôpital entièrement dédié aux problèmes gynécologiques et à la maternité, les médecins portent depuis longtemps une attention particulière à ce cancer. Déjà en 1920 (!), ils avaient observé qu’en cautérisant une certaine zone du col de l’utérus, ce qu’ils faisaient d’habitude juste après un accouchement, ils protégeaient les jeunes mères pour le restant de leurs jours contre son éventuelle cancérisation. On ne s’expliquait pas cette particularité à l’époque, mais le col de l’utérus est resté depuis lors une zone d’intérêt particulier pour les chefs de service qui se sont succédé à la tête de ce département. Christopher Crum ne faisait pas exception à cette règle; il avait même déjà une petite idée sur la question. Et la chance a voulu que ce soit un jeune post-doc belge qui hérite, à son arrivée dans le service, de cette énigme vieille de près de 100 ans…

Un cancer dû à un virus

Mais il nous faut d’abord planter le décor. D’après les chiffres de l’OMS, le cancer du col de l’utérus est le 2ème cancer en fréquence chez les femmes. Il en touche annuellement 530.000 à travers le monde, et 275.000 en meurent, principalement dans les pays en développement. Dans les pays industrialisés, ces décès sont beaucoup plus rares, grâce à un dépistage simplissime et très efficace : le frottis de col. Réalisé idéalement tous les 3 ans chez toutes les femmes, du début de la vie sexuelle jusqu’à 65 ans, il permet de dépister les lésions précancéreuses (dysplasies) par examen au microscope de cellules prélevées avec une simple spatule sur le col utérin. Les dysplasies peuvent être éliminées par une intervention assez minime appelée conisation (on retire un morceau du col utérin en forme de cône).

On sait également, mais depuis moins longtemps, que le cancer du col est quasi toujours lié à une infection par un virus de type papilloma ou HPV (HumanPapilloma Virus). Cette famille d’HPV est très commune, mais seules quelques souches sont responsables de cancers. Depuis quelques années, on dispose de vaccins dits « contre le cancer du col », dont on devrait plutôt dire, pour être plus précis, qu’ils protègent contre les principales souches de virus HPV cancérigènes, essentiellement la 16 et la 18.

Savoir tirer parti des intuitions

Lors des premiers contacts de Michaël Herfs avec Christopher Crum, 6 mois avant d’arriver sur place, il fut convenu qu’il travaillerait sur les dysplasies de grade 1, dont on sait que 85 à 90% régressent spontanément, sans que l’on puisse apporter d’explication à ce phénomène (lire Classification des cancers du col de l’utérus). C’est d’ailleurs pour cette raison que ces dysplasies sont rarement traitées au moment où on les découvre par dépistage; on préfère en général attendre d’abord 6 à 12 mois et refaire un test. C’est seulement alors, si la lésion n’a pas disparu, que l’on fait une biopsie, et éventuellement une conisation.  Mais quand l’anatomo-pathologiste examine ces dysplasies de grade 1 au microscope, il lui est impossible de prédire quelles sont celles qui vont progresser et celles qui vont régresser.  Michaël Herfs devait donc tenter d’identifier des marqueurs spécifiques qui permettraient d’affiner ce pronostic. Mais le destin lui réservait une surprise de taille…

Car en effet, à peu près au même moment,  Frank McKeon et Wa Xian, deux collaborateurs de longue date de Christopher Crum travaillant à Singapour, publiait dans Cell un article tout à fait original, qui décrivait une population de cellules très particulières situées à la jonction entre les muqueuses de l’œsophage et de l’estomac. Les résultats de cette étude affirmaient que ces « cellules de jonction » étaient à l’origine d’un type de cancer de l’œsophage se développant sur une zone de muqueuse transformée par l’acide gastrique (métaplasie) appelée œsophage de Barrett. Pour Christopher Crum, qui ne dédaigne pas les intuitions car il sait qu’elles contiennent parfois une graine de génie, il y avait là un pari à relever : « et si c’était la même chose pour le col ? ». Et voilà notre jeune chercheur liégeois propulsé dans une direction inattendue…qui allait le mener à un succès tout aussi inattendu !

« Nous sommes partis de deux constats déjà très anciens, résume Michaël Herfs. D’une part le fait que 90% des cancers du col se développent à partir ou à proximité d’une zone appelée « zone de transformation »  située entre l’exocol et l’endocol, et l’observation réalisée par les médecins de Harvard en 1920, à savoir que quand on cautérise cette zone, les patientes ne développent jamais de cancer du col par la suite. Nous nous sommes donc demandé ce qui, dans le microenvironnement de cette zone de transformation, en fait le berceau du cancer et qui, quand on l’enlève, protège contre ce même cancer, alors que les femmes sont toujours potentiellement en contact avec le virus HPV cancérigène. »

Schéma-vagin

Bingo !

Michaël Herfs s’est donc attelé à la tâche en commençant fort logiquement – en bon chercheur en anatomie-pathologique – à scruter des biopsies HPV-négative de col utérin à la recherche de ces fameuses cellules de jonction. Une bonne centaine de biopsies. Il faut dire qu’il était à la source : le Brigham & Women’s Hospital de Boston est le premier « Women’s Hospital » des Etats-Unis. Les pathologies gynécologiques y représentent 70 à 80% des biopsies. « Si vous voulez un ordre de comparaison,  pour le CHU de Liège, on arrive peut-être à 40-50 cas de biopsies cervicales HPV-positives ou non par année ; ici j’en ai obtenu 3 ou 4 par jour » souligne Michaël Herfs.

La tâche n’était pas simple : il fallait d’abord que les biopsies soient réalisées au bon endroit, et bien orientées dans l’axe longitudinal du col pour pouvoir explorer la jonction entre les deux revêtements. Une orientation qui tient du coup de chance : seulement 10% des biopsies répondaient à ces critères. Mais qu’importe, quand on a le feu sacré ! À force de balayer du regard le champ de son microscope, Michaël Herfs a fini par les apercevoir: toutes petites, cuboïdes, roses avec un noyau bien central, recroquevillées sur elles-mêmes et bien distinctes de leurs voisines épidermoïdes (muqueuse de l’exocol, similaire à la muqueuse vaginale) ou cylindriques glandulaires (muqueuse de l’endocol, similaire à la muqueuse de l’intérieur de l’utérus). Comment personne ne les avait-il encore remarquées ? « Ca me paraît fou ! Surtout que, depuis que nous les avons repérées, nous avons l’impression de ne plus voir qu’elles ! Mais cela s’explique parce qu’elles sont si peu nombreuses : une zone de 40 cellules de largeur, tout au plus. Sur une biopsie qui fait 1 cm, 40 cellules, c’est quelques microns ; il est facile de passer à côté ! »

Analyser les gènes exprimés

Ces mystérieuses petites colonies de cellules cubiques détenaient-elles la réponse à ses questions ? Le chercheur liégeois pensait bien que oui,…encore fallait-il le prouver. L’étape suivante fut donc d’observer quels étaient les gènes exprimés par ces petites cellules. Pour cela, il fallait traiter différemment les pièces d’hystérectomies non infectées par HPV prodigalement fournies par les salles d’opération du « Brigham », en les plongeant immédiatement dans l’azote liquide de manière à ne pas laisser l’ARN se dégrader. Il faut savoir que les biopsies classiques, enchâssées dans de la paraffine, subissent un traitement à la chaleur, au xylène et au formol, qui dégradent les acides nucléiques. On ne peut donc pas y observer l’expression des gènes. Sur ses prélèvements congelés, Michaël Herfs s’est attelé à isoler, par une technique de microdissection laser, des populations pures de cellules de jonction, de cellules de l’endocol et de cellules de l’exocol, dont il a ensuite extrait l’ARN messager. Celui-ci a ensuite été soumis à des techniques de microarray, ce qui a permis de caractériser l’expression complète des gènes des trois populations cellulaires étudiées. « Il est alors apparu clairement que ces trois populations étaient bien distinctes. Notamment, une quatre-vingtaine de gènes sont exprimés 2.5 fois plus dans les cellules de jonction par rapport aux autres, ce qui est énorme ! »

jonctionA partir du moment où les trois populations cellulaires expriment des gènes différents, les protéines produites par chacune doivent -normalement être différentes également. Celles-ci peuvent alors servir de marqueurs pour identifier facilement les cellules grâce à des anticorps spécifiques. Les chercheurs ont donc sélectionné quelques-unes de ces protéines, principalement en fonction de considérations pratiques (anticorps facilement disponibles) pour servir de marqueur de la présence de ces cellules. C’est ainsi que la kératine 7, par exemple, a été choisie comme marqueur (et brevetée en vue de l’éventualité du développement d’un kit de diagnostic).

Où le virus HPV revient en scène

« OK, on avait une nouvelle population de cellules, qui exprimait des gènes spécifiques; on avait des anticorps spécifiques pour les identifier, maintenant il fallait savoir si cette population de cellules était reliée d’une manière ou d’une autre à l’infection par le virus HPV responsable du cancer ! » Les chercheurs ont alors cherché à voir si des cellules cancéreuses infectées par HPV exprimaient les mêmes gènes. Ils ont donc examiné des biopsies de dysplasies CIN 1, 2 et 3 ainsi que de cancers avérés, tant de type épidermoïde que glandulaire (adénocarcinome). Résultat : tous les cancers et les dysplasies de grades 2 et 3 exprimaient les mêmes gènes que les cellules de jonction. Mais seulement 20% des dysplasies de grade 1. Qu’en conclure ? Plusieurs choses importantes ! D’une part que les cancers et les lésions précancéreuses évaluées présentent bien un lien de parenté avec les cellules de jonction; c’est donc bien dans ces cellules que les cancers du col de l’utérus prennent naissance.

D’autre part, les observations sur les dysplasies de grade 1 avaient aussi une grande importance. On se souvient que la grande majorité de ces dysplasies régressent spontanément. Or 80% d’entre elles n’exprimaient pas les gènes des cellules de jonction… « Nous en avons déduit l’hypothèse que si HPV infecte d’autres cellules que les cellules de jonction, la lésion va régresser spontanément après 6 à 12 mois. Si par contre HPV infecte une cellule de jonction, cette infection sera persistante et évoluera à travers les différentes étapes des dysplasies et du cancer. » Souvenons-nous que la question de départ, pour Michaël Herfs, était de trouver un moyen de prédire quelles dysplasies CIN1 allaient régresser et lesquelles deviendraient agressives.

Aurait-il donc résolu cette question et ouvert du même coup la voie vers un marquage tumoral à valeur pronostique ? C’est fort possible mais notre chercheur reste prudent. « Forcément, l’étude suivante, maintenant, c’est de vérifier l’intérêt clinique et la valeur pronostique d’un tel marqueur. C’est pourquoi le Prof Crum a demandé à tous les pathologistes de l’hôpital, à chaque fois qu’ils observent une dysplasie de grade 1, d’effectuer la recherche de notre marqueur (nous avons choisi la kératine 7 pour des raisons pratiques car nous avions déjà cet anticorps). » Il faut savoir qu’à l’heure actuelle, ce pronostic s’établit, faute de mieux, sur trois critères relativement imprécis: un critère histologique (le grade 1,2 ou 3, qui est une cotation relativement subjective donnée par l’examinateur), un critère viral (l’identification de la souche du virus HPV pour voir s’il s’agit d’une des souches à risque de cancer ou pas) et un marqueur appelé p16 qui permet juste au pathologiste de déterminer si le virus est présent ou non, mais qui n’a aucune valeur pronostique.  Le p16 est d’ailleurs positif également dans les infections à HPV du vagin, de la vulve, du rectum ou du pénis.

Encore quelques détails à préciser…

Mais ce n’est pas tout. Car pour pouvoir affirmer sans contradiction possible que les cellules de jonction sont les seules cellules capables de donner naissance au cancer du col, il fallait également prouver que ce n’est pas le virus HPV qui déclenche l’expression des marqueurs spécifiques dans les cellules infectées, mais que celles-ci les expriment déjà à l’avance. En d’autres termes, que d’autres cellules (par ex dans la zone de transformation TZ) ne se mettent pas à exprimer les mêmes gènes une fois infectées par le HPV. Pour ce faire, Michaël Herfs et ses collaborateurs ont utilisé des cellules épidermoïdes de prépuce (les circoncisions en fournissent en suffisance) qu’ils ont mises en culture, et qu’ils ont infectées par deux oncoprotéines virales de HPV, les protéines E6 et E7. Résultat : tant les cellules de prépuce normales que celles infectées par les protéines virales n’ont pas été capables d’exprimer les marqueurs caractéristiques des cellules de jonction. C’est donc bien la preuve que l’expression des marqueurs est due à l’origine de la cellule et non pas à l’infection par HPV. Par ailleurs, sur des cellules fœtales de col utérin, les marqueurs spécifiques des cellules de jonction sont déjà exprimés à 16 semaines de gestation suggérant une origine embryonnaire de ces cellules de jonction.

Et enfin, dernière étape pour faire approuver cette publication, il fallait prouver que, une fois les cellules de jonction supprimées, comme l’avaient fait intuitivement les gynécologues de 1920, elles ne revenaient pas, écartant par là tout risque de cancérisation du col, même en présence de HPV. « Nous avons eu la chance de pouvoir disposer d’hystérectomies pratiquées chez des patientes qui avaient subi une conisation suite à une dysplasie de grade 2 ou 3, et ensuite une hystérectomie pour une raison indépendante. Ces cas sont très rares ; je ne sais pas si j’aurais pu disposer de telles pièces en Belgique. Et nous nous sommes rendu compte que, en effet, quand les cellules de jonction avaient été excisées par la conisation, elles ne se régénéraient pas. Ce qui nous ramène à l’hypothèse de 1920, qui postulait déjà que, après suppression des cellules de jonction, les patientes sont potentiellement toujours infectables par HPV, mais que cela ne dégénère jamais en cancer. »

régénération-conisationÀ tel point que certains parlent déjà d’en faire une méthode de prévention du cancer pour les pays où la visite de dépistage chez le gynécologue est un luxe peu accessible– pays dont on sait qu’ils sont aussi ceux qui payent le plus lourd tribut au cancer du col. « Mais c’est encore trop tôt, car nous ne savons rien d’un éventuel rôle physiologique de ces cellules, fait remarquer Michaël Herfs. Bien sûr elles sont impliquées dans le cancer, mais ce sont peut-être avant tout des cellules souches impliquées dans le renouvellement de l’épithélium du col, par exemple. Les supprimer, surtout chez de toutes jeunes femmes, n’est peut-être pas un geste anodin. »

Les mystères des métaplasies

« Par contre, continue-t-il, cela nous intéresse de comprendre ce qui se passe à la période d’adolescence dans cette zone-là. Comme les deux types histologiques de cancers du col expriment ces marqueurs, nous soupçonnons qu’à un moment donné, ils ont une histoire commune. Notre idée est que ces cellules sont multipotentes et qu’elles peuvent donner tant des cellules glandulaires que des cellules épidermoïdes. Elles pourraient donc bien être des cellules souches (ou progénitrices) servant de précurseur aux deux types de muqueuses qui se trouvent de part et d’autre de la jonction, la muqueuse vaginale épidermoïde et la muqueuse glandulaire de l’utérus. »

Pour les pathologistes, les jonctions entre deux tissus de revêtement sont des zones particulièrement excitantes « car il s’y passe toujours des choses ». Des jonctions comme celles entre col utérin et vagin, entre anus et rectum, entre œsophage et estomac ou encore au niveau de l’oro-pharynx [où se rejoignent le muqueuse de la bouche (épithélium épidermoïde) et la muqueuse respiratoire de la trachée], présentent des phénomènes de métaplasie… et sont particulièrement propices au développement de cancers. « Jusqu’à présent on s’est contenté d’expliquer cela par l’inflammation qui, c’est sûr, joue un rôle favorisant, mais cette explication est un peu courte, souligne Michaël Herfs. Ce qui est très intriguant, c’est qu’après l’article de Wang (sur l’œsophage de Barrett*) et le nôtre, nous venons également de mettre en évidence des cellules de jonction semblables à celles du col utérin à la jonction ano-rectale. Quant à l’oro-pharynx, il est beaucoup plus difficile d’en obtenir des biopsies mais potentiellement, je crois qu’il y en a là aussi, et qu’elles pourraient être reliées aux cancers tête et cou. »

Intéressant en effet : les cancers de l’anus et de l’oro-pharynx sont aujourd’hui en nette augmentation chez les jeunes, une progression que l’on attribue à la banalisation de certaines pratiques sexuelles qu’une morale plus stricte maintenait jadis au rayon des excentricités… Pratiques qui se doublent fort logiquement de l’apparition d’infections à HPV dans ces zones moins fréquentées jadis par cette famille de virus. Il n’est donc pas interdit de penser que les découvertes de notre jeune chercheur sont encore promises à de beaux développements.

stades-invasion

(1) A discrete population of squamocolumnar junction cells implicated in the pathogenesis of cervical cancer. Michael Herfs, Yusuke Yamamoto, Anna Laury, Xia Wang, Marisa R. Nuccia, Margaret E. McLaughlin-Drubin, Karl Münger, Sarah Feldman, Frank D. McKeon, Wa Xian and Christopher P. Crum

* dans le cas de la cancérisation d’un œsophage de Barrett, il n’y a pas d’infection par HPV. L’agent déclencheur est probablement le pH acide de l’estomac qui induit la transformation métaplasique.


© Universit� de Li�ge - https://www.reflexions.uliege.be/cms/c_179683/fr/les-origines-du-cancer-du-col-de-l-uterus?printView=true - 24 avril 2024