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Mai 68 à l’université de Liège

Par Marie Liégeois

Pavé Interdit d'interdireMai 1968. La France s’enflamme, les étudiants montent aux barricades, un vent de révolte flotte dans l’air. Il faudra néanmoins un peu de temps avant que les clameurs de Paris n’atteignent véritablement Liège. Au printemps de cette année, la majorité des étudiants de l’ULg sont en bloque. Et c’est dès la rentrée qu’ils feront entendre leurs voix. Car derrière ce calme studieux de façade, une contestation, certes moins vive, certes moins violente, se prépare en Cité ardente.

Le terreau étudiant liégeois, à l’époque, était mûr lui aussi pour laisser fleurir la révolte. Comme le rappelle Guy Quaden (1), qui fut l’un des leaders du mouvement à Liège, «cela faisait déjà plusieurs années que les idées germaient chez une minorité d’étudiants, dont je faisais partie, une minorité «conscientisée». Nous voulions démocratiser l’université, dont les structures nous semblaient désuètes et totalement inadaptées à l’arrivée de notre génération de babyboomers. […] Il y avait aussi le besoin et l’envie de décoincer une société dépassée». Un vent de liberté souffle, des groupuscules politiques émergent au sein de l’ULg, opposés à la guerre au Vietnam ou dits « gauchistes ». Tout semble possible.

Oeil écoute FR
©Université de Liège

Organiser le changement des mentalités

En mars 68, Guy Quaden, ancien président de l’Union générale des étudiants (UG) et préparant alors un doctorat en sciences économiques, aujourd’hui Gouverneur de la Banque nationale, bouscule l’assemblée générale de l’UG. Il plaide pour sortir les étudiants de leur torpeur, pour une mobilisation large. Quelques semaines plus tard, l’étudiant en médecine Thierry Grisar, aujourd’hui professeur au département des sciences biomédicales de l’ULg, enlève la présidence de l’Union générale. Exactement au même moment, à Nanterre, Daniel Cohn-Bendit crée le «mouvement des enragés». Elu à quelques voix près face à Ludo Wirix, qui deviendra l’un des fers de lance du mouvement, Thierry Grisar a la mission, se souvient-t-il, «d’organiser un changement des mentalités». Le «syndicalisme étudiant», pétri de préoccupations sociales et de revendications estudiantines, entre dans le combat.

La Geuze FR
©Université de Liège

Si l’approche des examens ne mobilise pas tout à fait les foules au sein de l’université, une poignée d’étudiants contestataires, désireux de se faire entendre bien avant la rentrée, créent dès le printemps le groupe Boule de Neige. A sa tête : Ludo Wirix, décrit comme un grand orateur. Les 9, 10 et 11 mai, certains passent des nuits blanches à suivre, via des radios libres, les informations en provenance des barricades de Paris. Boule de Neige, qui compte alors en ses rangs Guy Quaden, Luc Toussaint, Philippe Gibon ou encore Jean-Marie Roberti, éditera en octobre à deux reprises un pastiche du quotidien La Meuse, pointée du doigt pour ses prises de positions très à droite. La Geuze, imprimée sur les presses de La Wallonie, sera vendue dans toute la ville «avec un certain succès», note Guy Quaden. En coulisses, Boule de Neige prépare activement des plans d’action pour la rentrée et exerce une influence sur l’UG, parfois hésitante dans ses prises de position.

Pavé BonheurL’été se passe. Dès le mois d’août, les étudiants s’organisent pour la rentrée et établissent un cahier de revendications. Droit à la discussion, avec la présence des étudiants dans le conseil d’administration de l’ULg et droit à l’information, via la publication des décisions, constituent les principales requêtes de l’UG. «En tant qu’étudiant, nous devions mettre le doigt sur la couture du pantalon ; les professeurs avaient un pouvoir absolu, sans partage», témoigne Thierry Grisar. «La relation professeur-étudiants aurait pu, à certains égards, être assimilée à un rapport maître-esclaves» note pour sa part le Recteur Bernard Rentier (1), alors étudiant en biologie. Les récriminations des jeunes visent principalement le recteur de l’époque, Marcel Dubuisson. Un homme «réactionnaire» décrivent les étudiants d’alors, «un autocrate comme on ne pourrait plus l’imaginer aujourd’hui. Il se prenait pour de Gaulle, sans avoir le génie de celui-ci», reprend Guy Quaden. Le «Tsar Tilman», comme le surnommaient ceux qui s’opposaient à la construction du campus hors de la ville, devint la cible toute désignée. Et, paradoxalement, «le meilleur allié de la contestation étudiante», ironise Guy Quaden. «Il ne voulait rien entendre, dictait sa façon de faire ; ce qui fit considérablement monter la mayonnaise !» sourit Thierry Grisar.

Meeting de «contre-rentrée»

Se voyant refuser toute prise de parole à la rentrée académique, les étudiants mettent sur pied une «contre-rentrée». Au micro : Jacques Sauvageot, un des leaders du Mai 68 français et Guy Quaden. Le meeting attire les foules, la place du XX Août est noire de monde, avec près de 3000 participants. L’université y est imaginée comme démocratique, ouverte, conçue comme un lieu de débat et intéressée dans les problèmes de sa région…

Tracts et affiches se multiplient, souvent édités pendant la nuit (lire Mai 68 : affiches et caricatures). L’UG fait pression. Le mouvement s’intensifie. A l’automne, un millier d’étudiants défilent dans les rues de Liège. La projection du film «Les Bérets verts» de Ray Kellogg et John Wayne, qui glorifie l’action américaine au Vietnam, suscite la colère. La manifestation des étudiants, qui s’en prennent au cinéma Le Palace, tourne mal. La police doit intervenir. Un événement marquant mais isolé car, comme le souligne Guy Quaden, le mouvement «restait bon enfant et s’il y avait une certaine violence verbale, elle n’a jamais été physique».

affiche quaden fr

Après une première grève générale en novembre et une assemblée générale suivie par des centaines d’étudiants, la grogne culmine en février 1969. Dans un climat de rupture totale entre étudiants et recteur, le ministre de tutelle, le socialiste Abel Dubois – plutôt opposé à l’attitude de Marcel Dubuisson- tente de réconcilier les deux parties. Installés dans deux pièces différentes au Palais provincial, délégation de l’UG (avec Grisar, Quaden et Wirix notamment) et recteur entament six heures de négociations. Le ministre et son chef de cabinet font la navettes, machine à écrire à la main. «Nous avons obtenu la moitié de ce que nous revendiquions : le droit à l’information. Et c’est deux ou trois ans plus tard que le conseil d’administration s’ouvrira aux étudiants», se souvient Thierry Grisar.

Droixhe FRLe mois de février est également marqué par l’occupation de la grande salle académique, habituellement réservée au conseil des professeurs. Pendant une douzaine de jours et de nuits, les lieux sont pris d’assaut par les étudiants pour ce qui constituera l’un des faits liégeois les plus marquants. Dans les locaux, même sans permission officielle, des débats fleurissent relatifs à l’immigration, à la conscientisation internationale, aux mœurs sexuelles, à la position de la femme.

Le 25 février, la grande assemblée générale de la «Communauté universitaire», réunissant recteur, professeurs, assistants et étudiants, se déroule dans un auditoire du Quai van Beneden plein à craquer. L’occupation de la salle académique vient juste de cesser et cette «grand messe au cours de laquelle le recteur a consenti à apparaître puis disparaître», note Thierry Grisar, met le terme au mouvement de contestation. Au printemps, le mouvement s’est essoufflé et les regards se tournent vers le calendrier des examens, «ce qui nous a donné l’apparence de gentils révolutionnaires bourgeois qui ne voulaient pas sacrifier leurs études…», reconnaît Bernard Rentier.

Que reste-t-il ?

Reste que ces quelques mois de révolte, sans être révolution, laisseront des traces (lire aussi l’interview de Marc Jacquemain). Ce «climat joyeux et stressant», comme le définit le recteur, a marqué les esprits, a mis l’université sur les rails d’une nouvelle ère. Même si, estime Guy Quaden, «il y avait à boire et à manger dans ce que nous avons dit et fait», il s’en est suivi un gros chantier de reconstruction. Les rapports entre enseignants et étudiants se changeront peu à peu. Et, désireux d’être pris très au sérieux, les étudiants mettront même de côté, jusque dans les années 80, leur légendaire esprit festif et folklorique.

Pavé soyez réalistesEtudiant en rhéto au printemps 68, Jean-Renaud Seba, aujourd’hui chargé de cours au sein du département de Philosophie, débute sa licence en Philologie romane en octobre 1969, lorsque les événements liégeois prennent de l’ampleur. S’il estime que Liège n’a pas été à l’avant-garde mais constitua plutôt une «queue de mouvement», Jean-Renaud Seba fut néanmoins l’un des leaders de sa section. Et se souvient de cette époque comme comptant «parmi les plus belles semaines» de sa vie. Plus largement, toutefois, il regrette que, de ce mouvement qui fut étudiant et ouvrier - ces deux composantes étant à la fois distinctes et alliées - ne reste aujourd’hui que les traces, dans les esprits, d’une révolution des mœurs. «Mai 68, ce fut la plus longue grève de France avec 22 millions de grévistes durant plus de trois semaines et l’occupation d’usines, en réaction à la toute-puissance des patrons. C’est l’époque où l’oppression politique a volé en éclat, où la domination de classes de l’Etat a engendré une prise de conscience. Mais de cette dimension éminemment collective du mouvement insurrectionnel que fut Mai 68, on ne retient aujourd’hui que le triomphe des valeurs individualistes» pointe Jean-Renaud Seba. «La bourgeoisie, qui a véritablement eu peur, a entamé un mouvement de récupération de Mai 68. Et 40 ans plus tard, aussi bien défenseurs que détracteurs des événements mettent en avant la révolution des mœurs uniquement et taisent la révolte ouvrière. Or il s’agissait d’un mouvement social avec un sens aigu du changement, une réconciliation de l’individuel et du collectif» ajoute-t-il. Et de citer la formule d’Hegel parlant de la Révolution française : «Ce fut un merveilleux lever de soleil».

68 Belges en MAI COVER
Aujourd’hui, les acteurs et témoins d’alors parlent «d’une certaine naïveté, mais qui traduisait des sentiments sincères de générosité et d’espoir», d’un «gros chahut», d’une «belle année d’effervescence», de «l’émergence d’une culture du débat». «Après coup, le mouvement s’est avéré plus ambigu qu’il n’y paraissait. Il a mêlé gauchisme et libéralisme libertaire. Il est vrai qu’il a finalement débouché sur plus d’individualisme dans la société que de collectivisme, mais aussi sur la critique de tous les totalitarismes et la promotion des droits de l’homme», conclut Guy Quaden.

Le recul fait certes apparaître les buts manqués, les récupérations, les erreurs de Mai 68. Mais le mouvement a incontestablement bousculé la société et l’université, faisant voler en éclat une série de verrous jusque là boulonnés.

 



(1) Les souvenirs et commentaires de Guy Quaden et Bernard Rentier sont tirés de l’ouvrage 68 Belges en mai, par Elodie de Sélys, aux Editions Luc Pire.


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