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«Société d’information», avez-vous dit ? (1)


VERJANS Pierre

Carte blanche parue dans les pages Débats du journal la Libre Belgique
du 17 avril 2008.


Par Corinne GOBIN (ULB) et Pierre VERJANS (Chef de travaux - Département de sciences politiques - ULG), Politologues et co-organisateurs du Congrès de l’Association belge de science politique en Communauté française (ABSP-CF).

La science politique a ceci de particulier que, sur le plan de sa méthode, elle repose en grande partie sur une démarche de type historique (recueil de documents, vérification de leur authenticité, confrontation des sources,…) alors qu’elle a à traiter d’événements qui lui sont contemporains, qui composent ce que l’on appelle couramment «l’actualité».

Or entre ces événements et le politologue, le système médiatique prend de plus en plus de place. Tout d’abord parce que les transformations récentes des techniques de communication ont permis d’élargir considérablement le nombre d’intervenants dans la production «d’informations» : à côté des sources officielles (communiqués et documents émanant des pouvoirs politiques), à côté des radios et télévisions publiques, se côtoient désormais de nombreuses sources de diffusion privées (radios et télévisions privées, journaux, démultiplication des sites internet,…) mais aussi de type personnel (blogs dits «d’information», dépôt de vidéos spontanées sur internet,…). Ensuite parce que, suite à l’imaginaire de plus en plus prégnant de la «planète-village», les informations qui sont diffusées ont tendance à s’interpénétrer : informations locales, régionales, nationales, européennes, mondiales. Résultat : dans ces conditions, vérifier l’authenticité des informations recueillies et les confronter sur la base de la multitude de sources de diffusion, et leurs entrecroisements, représentent pour nous un défi de plus en plus crucial mais pourtant ô combien nécessaire.

En effet, cette démultiplication de l’information produite, diffusée et captée ne s’inscrit globalement pas dans une amélioration de la qualité de son contenu.

Ainsi, la notion même «d’information» est devenue tellement extensible qu’elle en perd toute signification : devient «information» tout ce qui se diffuse et se communique, quel que soit son statut (réalité, fiction, public, privé, personnel), sa nature (commerciale, religieuse, culturelle, politique…) et sa matérialité physique (texte, photos, images, sons,…), et les différentiations entre ces catégories ont tendance dès lors à se brouiller et à se mélanger.

En fait, les expressions jumelles de la «société de l’information» et de l’«économie de la connaissance» expriment le poids qu’a pris, dans la production des profits commerciaux, financiers et industriels, le secteur des télécommunications dont le maillage, à l’échelon planétaire, est de plus en plus complet : de plus en plus d’êtres humains sont en quelque sorte «branchés» à ce système d’une façon ou d’une autre. Par cette forte distorsion commerciale, les deux mots d’ordre principaux de ce secteur sont devenus «faire acheter» et «divertir», et ces deux modes d’intervention auprès d’un public de plus en plus considéré comme une masse de consommateurs, tendent à devenir la nouvelle définition de ce qu’est «informer» et «être informé». À la sophistication des techniques de communication répond la sophistication du «message publicitaire».

Le terme de «message» est d’ailleurs en soi très révélateur : nous sommes très loin de l’époque de la «réclame» ou de «l’annonce» où il s’agissait principalement de communiquer que tel produit se vendait à tel endroit et à un tel prix.

 

 

Aujourd’hui, faire acheter se fait principalement en faisant rêver, en faisant rire, en faisant fantasmer mais aussi en prétendant déclencher un sursaut de type «citoyen» ou «militant» (la consommation «éthique», la consommation d’un produit « révolutionnaire»…) ou en prétendant «informer», c’est-à-dire en disant que l’on améliore ainsi la connaissance que possède un individu sur le monde. Et si «communiquer», c’est «informer» et qu’«informer», c’est vendre, alors cette «communication publicitaire» devient aussi un enjeu important pour tout pouvoir, dont les pouvoirs politiques, qui cherchent à vendre… leur image au titre de «communicateurs».

Dans ce brouillage généralisé du sens, ce n’est dès lors pas étonnant que de plus en plus d’émissions de radio ou de télévisions publiques soient «sponsorisées» : par la presse privée spécialisée, par l’Union européenne,… Que vaut dès lors encore le statut informatif et cognitif de ces émissions dès lors que «l’informateur» se retrouve directement lié financièrement au «communicateur» ?

Ceci nous incite à méditer longuement cette réflexion de Sainte-Beuve, analysant déjà, en 1839, les effets de la pourtant simple annonce publicitaire introduite dans les journaux : «Les conséquences de l’annonce furent rapides et infinies. On eut beau vouloir séparer dans le journal ce qui restait consciencieux et libre de ce qui devenait vénal : la limite fut bientôt franchie. La réclame servit de pont. Comment condamner à deux doigts de distance ce qui se proclamait deux doigts plus bas comme la merveille de l’époque ? L’attraction des majuscules croissantes de l’annonce l’emporta : ce fut une montagne d’aimant qui fit mentir la boussole.»(2)

D’autres questions tout aussi essentielles sont à soulever : comment se fait la «fabrication» des dépêches produites par le petit noyau d’agences de presse mondiales, de facto occidentales, qui seront ensuite diffusées auprès des milliers de salles de rédaction et reçues le plus souvent comme un credo qu’il ne serait ni nécessaire ni possible (vitesse de la «communication oblige» !) de vérifier ? Que serait notre vision de «l’actualité» si demain l’ensemble de nos dépêches provenaient du Brésil, de l’Inde, de l’Afrique du Sud ?

Comment l’historien, le sociologue ou le politologue peuvent-ils développer une analyse sérieuse d’un événement sur «antenne», ce qui nécessairement implique une contextualisation des faits qui peut être longue, face à un système où tout ce qui dépasse 5 minutes de parole en continu est ressenti comme long et fastidieux ?

Comment le scientifique peut-il imposer un devoir de mémoire face à une machine médiatique qui déclasse tous les faits en objets périmés dès lors qu’ils ont plus de 48 heures ?

Débattre librement de ces questions, et les étudier librement, comme nous le permettent le statut scientifique et la liberté académique, c’est déjà en quelque sorte commencer à rétablir une lecture correcte de la «boussole».

 

 

 

 


(1) Cette réflexion s’inspire du thème des rapports entre la science politique et l’actualité, sur lequel se penchera le prochain Congrès de l’Association belge de science politique en Communauté française (ABSP-CF) les 24 et 25 avril 2008 à l’UCL, auditoire Montesquieu. Plus d’infos sur le site : http://www.absp-cf.be/Congres2008.htm

(2) Citation extraite de l’excellent petit ouvrage de vulgarisation d’Armand Mattelart, Diversité culturelle et mondialisation, éditions La Découverte, 2007, p.11. L’auteur de ce livre sera un des invités du prochain Congrès de l’ABSP-CF.


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