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Gouverner sans gouvernement

Carte blanche parue dans le journal "Le Soir" du 18 octobre 2007
par Didier Vrancken, Professeur et président de l'Institut des sciences humaines et sociales de l'ULg

Il ne s'agirait pas d'entamer ici un relevé de plus des effets préjudiciables pour notre pays de l'absence de gouvernement fédéral depuis plus de quatre mois. On l'a rappelé à souhait, la conduite de ce pays semble menacée : la politique internationale, les finances publiques, les soins de santé, les zones de police… attendent que le niveau fédéral puisse reprendre l'initiative.

Il y a là une situation inconfortable que n'ont pas manqué de commenter experts, observateurs, politiciens, juristes, politologues qui se sont succédé dans les médias pour commenter la situation et s'inquiéter de la piètre image livrée par le pays à l'ensemble de la communauté internationale. Une communauté internationale qui, au vu de ce qui est publié dans la presse par-delà nos frontières, semble d'ailleurs assez peu au fait de notre situation politique. L'incompréhension semble de mise, comme s'il n'y avait plus de pilote, plus de clés, plus de cartes ou de catégories d'entendement d'un univers politique belge décidément bien impénétrable.

Un gouvernement en "affaires courantes"

Sans nier les difficultés que nous traversons, je voudrais prendre le problème par l'autre bout, en proposant la réflexion suivante : mais comment alors, ce pays, a-t-il pu continuer à tourner durant tout ce temps, malgré toutes les difficultés institutionnelles et politiques rencontrées ? Comment expliquer que tant de services ont continué à assurer leurs fonctions au quotidien sans être continuellement aux aguets du moindre frémissement en provenance de la rue de la Loi ? Bref, la question que l'on serait en droit de se poser serait précisément de savoir comment nous sommes encore gouvernés et ce, même sans gouvernement ?

On pourra rétorquer que nous avons toujours un gouvernement en affaires courantes. Encore faudrait-il s'accorder sur ce que l'on entend exactement par «affaires courantes».

En outre, on rappellera que la démultiplication des territoires de l'action publique nécessite des interventions multiniveaux, depuis le niveau communal jusqu'au niveau fédéral en passant par les provinces, les régions, les communautés. Autant de niveaux qui ont continué à travailler durant tout ce temps. L'action publique ne s'est ainsi nullement arrêtée. Mais il y a plus.

Des acteurs intermédiaires

Ce serait se méprendre sur la nature même du politique. Le champ de l'action publique ne cesse ainsi de s'étendre à une pluralité d'acteurs intermédiaires situés entre l'État et le citoyen. Les communes, les CPAS, les services provinciaux, les intercommunales, les services des entités publiques non fédérales, les universités, des institutions comme les hôpitaux, les centres de recherche mais aussi les ASBL, les associations, les fédérations de services, et même les cabinets d'experts, les entreprises, etc. complexifient et densifient le champ de l'intervention publique. Toute une palette élargie d'agents, d'acteurs et d'institutions intermédiaires est aujourd'hui nécessaire pour rendre les politiques publiques vraiment effectives.

 

 

Et cette seule démultiplication du nombre d'acteurs interdit de faire de ces instances classiques que sont les gouvernements et les administrations les seuls initiateurs de l'action publique. Il n'y a pas aujourd'hui de politiques de l'emploi sans syndicats et employeurs, pas de politiques d'action sociale sans les CPAS, de politiques d'environnement sans citoyens et acteurs locaux, de politiques de santé sans hôpitaux, sans acteurs professionnels.

La question de la "gouvernementabilité"

Jamais l'absence de gouvernement n'aura autant mis en évidence l'importance de la question de la gouvernance ou de la «gouvernementalité» au sein de notre pays, si l'on accepte de voir, après Michel Foucault, derrière cette question de la «gouvernementalité», celle de la conduite effective d'une société, celle de la capacité de cette société à se gouverner au quotidien. Nous vivons dans l'ère d'un «État à distance», caractérisée par un mouvement apparent de retrait de l'État, mouvement appuyé sur un intense développement de ces acteurs intermédiaires de l'action publique.

La gouvernementalité de cet «État à distance» reposerait sur le développement considérable de services mais aussi de technologies sociales implantées dans la société libérale et invitant les individus à intervenir sur eux-mêmes, à s'ajuster les uns aux autres. Aujourd'hui, cet «État à distance» trouverait en Belgique un point d'orgue, à travers la crise que nous traversons et la figure tant décriée de l'«État absent».

Mais que mettre précisément derrière l'absence si ce n'est cette idée chère à certains : le lieu du pouvoir serait devenu un lieu vide, non pas en raison de l'absence de ses acteurs politiques mais parce que le propre du pouvoir, dans toute société démocratique digne de ce nom, serait son caractère inappropriable par tout souverain ou tout gouvernant. Ce vide du pouvoir serait devenu l'épreuve redoutable du politique. Cela explique aussi ce réflexe qui consiste à vouloir agiter ou briller pour exister. Quête de visibilité, au risque d'enfermer le débat dans des envolées politiques qui finissent par contraindre les orientations politiciennes face à des citoyens quelque peu abasourdis par tant de montées en affaires. Il y a sans doute surmédiatisation de l'espace politique fédéral alors que plus aucune formation politique n'est à proprement parler à vocation purement fédérale.

Si cette crise ne peut perdurer et doit avoir une fin, il faudra alors à son terme se souvenir que cette épreuve de l'absence nous aura au moins appris une chose sur le politique et sur nous-mêmes : le politique ne se cantonne pas aux quelques échanges, aux quelques bons mots, voire aux effets d'annonce savamment préparés. Toute une réalité bien moins médiatisée se joue aussi dans l'infra-politique des sociétés.

 

 

 

 


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